Porte à porte, de la Gare à la Plage

la-gare-de-Loon

On a fait trois équipes et on est parti avec nos caméras. Et voici, on sonne aux portes et on raconte ce qu’on fait, on propose notre tract (l’invitation pour le film-spectacle de samedi prochain) on explique qu’on construit ce film-spectacle, ce portrait de Loon-Plage par l’accumulation des portraits des Loonois que nous rencontrons. Et puis, s’ils sont d’accord, on leur pose quelques questions et on filme leurs réponses.
Guy et Isabelle ont choisi la rue de la Gare, et ils commencent au bout de la rue, c’est-à-dire du côté de la gare. Mais la gare de Loon-Plage, c’est un peu comme la plage de Loon-Plage, c’est bien écrit sur les panneaux, mais « ça a pris fin ». Mais tout ça n’entame en rien la bonne humeur des Loonois. C’est dimanche après-midi, la pluie s’est arrêtée, mais il y a du vent, les gens sont chez eux, tranquillement, et quand on sonne aux portes, on pense parfois qu’on va déranger. Mais les gens sont incroyablement accueillants ici et beaucoup sont déjà au courant que samedi, c’est à la salle Coluche qu’il y aura le portrait de leur ville. Et presque tous jouent le jeu, et répondent à nos questions : Si Loon-Plage était un plat cuisiné ? Si Loon-Plage était une chanson ? Choisir une citation, l’apprendre et la dire en regardant bien dans la caméra ? D’accord aussi ? Ils font partie du film-spectacle. Samedi, ils seront à la fois dans la salle et dans le film.

un moment avec Fabrice Raffin, sociologue

Dans le rejet actuel du politique, lisible dans le vote extrémiste ou l’abstention, il y a, parmi les classes «populaires » un sentiment de domination et d’impuissance qui concerne aussi les politiques culturelles. Ceux que l’on appelle les «professionnels de la culture» ont l’impression de représenter l’intérêt culturel des populations, ce qui n’est pas tout à fait le cas. Par ailleurs, les pratiques soutenues par les politiques culturelles sont principalement celles portées par ceux capables de se faire entendre, le plus souvent les classes moyennes supérieures. Elles ont bien sûr raison de le faire, comme il faut affirmer ici l’intérêt d’un soutien à l’art et reconnaître la qualité du travail des professionnels de la culture. Cependant, bien souvent, sous couvert «d’universalisme», ces acteurs définissent eux-mêmes une « bonne culture « qui est en fait la leur. Se battant contre un élitisme culturel, ils en reconstruisent un autre sans toujours en avoir conscience. Ce qui frappe également est leur faculté à ne pas reconnaître digne d’intérêt véritable des pratiques culturelles majoritaires ancrées dans les populations : fanfares, clubbing, musiques amplifiées, cirque, théâtre mais dans leurs versions populaires, chant, slam, jeux vidéos, cosplay, comics, mangas, bref, les cultures banales mais essentielles de millions de personnes.Lorsque l’on observe le décalage entre ces pratiques culturelles variées et l’offre publique une question est rarement posée : la culture pour quoi faire ? Le politique répond aujourd’hui de deux manières. Depuis 1959, prédomine la logique de démocratisation culturelle avec le «supplément d’âme» (1) comme leitmotiv. La culture renvoie ici à des valeurs sacrées, à l’intemporel, à l’universel. Cette logique, portée par le ministère de la Culture, valorise tantôt les œuvres majeures de l’histoire de l’art, tantôt des formes contemporaines reconnues par les professionnels, formes qui, à terme, ont vocation à intégrer l’histoire de l’art. Au tournant des années 80, Jack Lang a dédoublé cette politique par la notion de démocratie culturelle, pour tenter un rapprochement avec les pratiques de terrain. Trente- trois ans plus tard, cette politique censée reconnaître la diversité des formes culturelles se présente plutôt comme leur appropriation par les professionnels et leurs publics et l’entrée de ces pratiques dans les mondes de l’art. Un processus «d’artistisation» comme en témoigne l’usage récurrent du terme «art» à leur endroit : arts du cirque, arts de la rue, 9e art pour la BD, la danse hip-hop étant passée à la danse contemporaine, le graph à l’art urbain. Si ce renforcement artistique de pratiques «indigènes» me ravit et ravit les classes dominantes, les sens initiaux des pratiques popu- laires n’ont pas disparu mais les politiques publiques l’ignorent avec force. Sauf pour les «élus» de la «professionnalisation», ce processus est vécu par les publics de ces formes culturelles comme une dépossession. Pour être financés, les projets culturels doivent respecter une qualité artistique parfois en contradiction profonde avec leur sens initial, forme de nouvel académisme, selon une qualité esthétique toujours liée à la logique du supplément d’âme, lui-même indexé sur l’histoire de l’art.D’un autre côté, le politique répond à la question de l’utilité de la culture d’une manière plus instrumentale, selon une triple injonction soulignée par Philippe Chaudoir : développer les territoires, communiquer pour se positionner par rapport à d’autres territoires, construire de la «cohésion sociale». Ces orientations, soutenues par les collectivités territoriales, sont simultanées aux processus de décentralisation et d’affaiblissement de l’Etat depuis les années 80. Ces politiques ont conduit au soutien de formes artistiques moins «établies». Néanmoins, portées par des professionnels qui y ont trouvé une manne financière, les formes diffusées, à de rares exceptions, relèvent de la même logique «d’imposition extérieure» aux habitants.
Depuis plus de vingt ans, mes recherches sur les pratiques culturelles montrent cependant que, pour des millions de personnes, la culture est quelque chose à la fois de plus essentiel et de plus simple. D’une part, la culture ne se réduit pas à l’art. D’autre part, elle existe en dehors de toute institution. Enfin, il n’existe pas de groupe social qui ne développe ses propres pratiques. La culture emprunte des sens et des chemins plus prosaïques. Ils se construisent dans la proximité et la quotidienneté, par rapport aux parcours des individus : mon groupe social ou générationnel, ma région, ma ville, un problème qui me préoccupe. Un morceau de musique, un film, un spectacle jouissent d’un statut particulier pour leurs publics, rarement le même : esthétique toujours, mais également, alternativement ou simultanément, festif, ludique, économique, politique, éducatif, religieux, urbain, etc. Une dimension esthétique qui transforme un moment selon des sens plus ou moins nobles ou frivoles.Nous sommes loin de la culture prescrite par l’offre publique (principalement l’art), voire imposée (à l’école notamment) et finalement subie. Alors que Malraux affirmait que «si la culture existe, ce n’est pas du tout pour que les gens s’amusent», il semble bien que parmi nos contemporains son sens ludique soit très répandu. Il ne s’agit pas de dire ici que tout se vaut en matière culturelle. Il s’agit au contraire d’affirmer que rien ne peut se valoir à partir du moment où est reconnue la diversité des sens des pratiques culturelles. Et d’affirmer que le modèle artistique des professionnels de la culture impose un usage social dominant de la culture mais qu’il en existe une infinité d’autres, chaque jour réinventés par chaque groupe social. S’il convient de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain, reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité des populations est une urgence démocratique.
(1) «Les deux sources de la morale et
de la religion», Henri Bergson, Flammarion, 2012.

Encore une journée avec Guy…

La journée de porte à porte prend fin. Nous sommes tou-te-s de retour au QG, à l’espace jeunes de Loon-plage. Chacun-e est revenu enthousiaste de sa journée, et vraiment étonné-e-s de cette approche si facile avec les habitants de Loon-plage. On a même pu passer 40 minutes dans un restaurant, parler avec les clients, danser, aller dans les arrières-cuisines sans que cela ne pose le moindre problème. Vraiment, par expérience des portraits, toute l’équipe s’accorde pour dire que c’est unique.

A quoi cela est-il du? Nous ne le savons pas. Peut-être le découvrirons-nous au fil de nos rencontres…

Au pas de leur portes

Nous filmions cet après-midi les gens devant leur porte. Cette rencontre suffit à certain-e-s, d’autres en profitent pour nous raconter un peu plus.

Celle qui n’est pas de Loon-Plage, elle est là pour un anniversaire. Elle vient de Dunkerque et aime beaucoup le nom de sa rue : la Rue du Lapin Blanc. Nous ne savons pas si elle s’appelle Alice.

Celui qui collectionne les motos, il les retape, son dernier chantier est une moto qui date de 1937, il nous montre les photos de l’état dans lequel elle se trouvait, une vieille carcasse rouillée. Sa femme conduit d’ailleurs sa propre moto dans leur voyage, mais aussi, elle nous éclaire du mystère de Loon-Plage :

Jusque 1927 Loon-Plage s’appelait Loon.

Celle qui est ravie puisque le maire de Loon(-Plage) s’est engagé à organiser une activité par week-end pour les Loonois.e.s qui restent dans la ville.

Ce couple d’artistes : il préside une association de photographie, elle fait des créations en broderie.

Cette voisine qui nous renseigne sur le M majuscule de son porte-clefs, il indique son nom et ce à quoi elle tient : « Mme Macarez, MMaison ».

Porte à porte. Notre pratique emblématique.

Partout où l’on va, les gens sont au courant de notre présence à Loon-Plage. Nous nous sommes répartis en trois groupes pour être partout dans la ville en même temps. Du côté de la gare qui n’existe plus (ne reste que le panneau), on est très bien accueilli, comme partout d’ailleurs. Nous étions aux limites de Loon -Plage, près de la voie ferrée, au passage à niveau, avant l’autoroute. A chaque maison, Isabelle reprenait les explications, explicitant notre démarche. Carole nous a dit combien elle trouve cela important ce qu’on fait, que ça met de la gaieté dans ce monde parfois trop triste et qu’elle vient forcément au film-spectacle qu’on présente samedi à 16h et 20h, à la salle Coluche. Quand on lui a demandé ce que musicalement Loon-Plage représentait pour elle, sans hésiter, elle a dit Verdi. Et quand on lui a proposé de dire une citation à la caméra, elle a choisi Nietzsche, il faut porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. En ce moment, dit-elle, je lis André Conte-Sponville, il cite Nietzsche très souvent. Alors, ça tombe bien.

C’est un peu comme si on se connaissait déjà

Après avoir dansé la valse sur le parvis de l’église, nous sommes allés sur le marché, pour proposer aux Loonois des portraits-citations. C’est notre deuxième jour à Loon-Plage, mais nous commençons à reconnaître des gens. Et, devant l’épicier du marché (qui a monté une troisième tente spécialement pour nous, pour que ceux qui posent avec une citation dans les mains soient à l’abri de la pluie, pour que la caméra de Jérémie ne prenne pas trop d’eau), nous retrouvons cette jeune femme chez qui nous avions sonné hier, à l’occasion d’un porte-à-porte : elle nous avait fait entrer dans son salon pour nous montrer les toiles qu’elle avait peintes, mais elle n’avait pas voulu être filmée pour un « pas-de-porte ». Mais ce matin, quand on s’est retrouvés sur le marché, c’était un peu comme si on se connaissait déjà, alors, elle hésite, mais pas longtemps. Et elle choisit cette citation « Rien ne finit, tout commence » pour poser 30 secondes devant la caméra.

le chantier se poursuit

Dimanche 13:48, de retour au quartier général, au centre de la jeunesse, après avoir mangé à la résidence où sont logés Marie, Isabelle et Mourad. Ce matin, valses improvisées devant l’église. On est bien tombé, messes et baptêmes se sont enchaînés toute la matinée. Beaucoup de gens ont pris plaisir à partager avec nous des moments de danse. Toute l’équipe a dansé, virevolté sous la bruine et dans la bonne humeur. Beaucoup de monde nous promet de venir au film-spectacle qu’on présentera samedi prochain à 16h et 20h à la salle Coluche de Loon-Plage. Et puis nous nous sommes rendus au marché qui a lieu tous les dimanches dans le centre ville, juste à côté de l’église. On s’est abrité sous une tonnelle qu’un commerçant (un marchand de bonbons) a spécialement monté pour nous. Jérémie a réalisé des portraits-citations sans discontinuer jusqu’à la fin du marché (les portraits-citations consistent à demander aux habitants de bien vouloir poser une vingtaine de secondes devant la caméra en tenant dans les mains une citation imprimée sur une feuille de format A4). Didier et Marie sont partis tous deux, comme à Terrasson à la pêche aux citations filmées (on demande aux gens de bien vouloir nous dire une citation à la caméra, qu’on leur propose) . 14:14, on va bientôt se mettre en route pour l’activité de l’après-midi : le porte à porte, pour les Portraits Chinois (Si Loon-Plage était un plat cuisiné, ce serait quoi ? Si Loon-Plage était une musique, ce serait quoi ?) et les citations filmés. Jusqu’à la nuit tombée.