Qu’est ce qu’on fait de ça ?

On s’est déjà posé la question sur d’autres territoires : qu’est ce qu’on fait lorsque l’on tombe sur un avis qui va à contre-courant de la pensée globale ? Quand au moment d’un porte à porte on nous dit « j’espère que ça ne sera pas un portrait tout rose, parce que c’est pas toujours tout rose ». Lorsque ça arrive, c’est hors caméra, souvent sur un temps informel, on ne peut pas le montrer dans le film mais on peut en parler sur le blog. Parce que occulter ce genre de moment, c’est c’est masquer une part de la réalité.  Et c’est tout aussi important pour nous d’écouter les divergences, parce que ça fait partie de ce qui dessine le portrait.

On voit des personnes qui sont profondément en désaccord. Il y a aussi les on-dit.  ll y a celles qui sont fatiguées d’avoir essayé de trouver un terrain d’entente et qui préfère rester en retrait. On sait aussi qu’il y a les personnes qu’on ne voit pas. Celles qui n’osent pas ou celles qui ne veulent pas.  Et parfois, il y a ces personnes qui osent pour les autres.

L’Ancêtre

Vendredi 19 novembre 2021. Les trains à grande vitesse déchirent la campagne à toute blinde. On n’arrête pas le progrès. Ça ne date pas d’aujourd’hui. Mais j’imagine un ancêtre qui revient à Croisilles et qui non content de voir tout ce qui a changé dans ce beau village où tout le monde s’accorde à dire qu’il y fait bon vivre et qu’on assiste en ce moment depuis l’arrivée des personnes migrantes à une époque historique, entend régulièrement sans voir de quoi il s’agit un bruit comme une comète qui traverserait l’espace proche en quelques secondes. Personne ne pose de question donc ça veut dire que comme dirait Orelsan, « tout va bien ». Il en aurait de choses à raconter en retournant chez lui. La science a fait des progrès à tomber par terre. Les gens sont plus heureux parce que lui ou elle aurait connu la terrible dite « grande guerre ». Ici, on était sur le front, et la violence guerrière et barbare avait ravagé tout le secteur.

« Tout est différent, mais tout est pareil. Avant c’était mieux. Il y avait rien mais il y avait tout. » On n’a rien dit à notre ancêtre du réchauffement climatique pour lui laisser une bonne impression puisque Croisilles est idéal. On n’aurait pas su lui dire comment on en est arrivé là alors qu’on savait bien ce qui arriverait depuis fort longtemps. La combustion démesurée des matières fossiles change dangereusement le climat. Au delà de  cette limite le ticket n’est plus valable.

C’est pas parce que

c’est pas parce qu’on s’est appelé Parrain qu’on est la marraine de tout le monde
c’est pas parce qu’on a un ballon crevé qu’on peut pas jouer au foot
c’est pas parce qu’on est en fauteuil roulant qu’on peut pas danser
c’est pas parce qu’on est à Croisilles qu’on s’appelle Nicole
c’est pas parce qu’on a une voiture blanche qu’elle le reste
c’est pas parce qu’on a été momifié en -300 avant J-C qu’on peut pas être dans une église du Pas-de-Calais en 2021
c’est pas parce qu’il fait gris qu’il y a pas de lumières
c’est pas parce qu’on a un masque qu’il y a pas de moustache en dessous
c’est pas parce qu’on est chèvre qu’on a de l’eau au moulin
c’est pas parce que la Sensée est vide que ça n’a pas de sens
c’est pas parce qu’on est dans un cube qu’on part pas dans tous les sens
c’est pas parce qu’on est rue de la fesse qu’on est au bon arrêt
c’est pas parce que tu passes ton jean à 60° qu’il y a plus de traces de boue
c’est pas parce que t’aimes pas la betterave que tu danses pas dedans
c’est pas parce qu’on est dans le nord de la France qu’on rencontre pas Jessy (et) James
c’est pas parce qu’on a prévu d’être à l’heure qu’on est pas en retard
c’est pas parce qu’on vient du sud qu’on aime pas le soleil du nord
c’est pas parce qu’on danse dans la forêt qu’on a pas peur des chasseurs
c’est pas parce qu’on est à la MAS qu’on a pas son bac
c’est pas parce qu’on fait pas de concerts qu’on a pas envie de chanter
c’est pas parce qu’on a de la voix qu’on a vendu du poisson
c’est pas parce qu’on est au XXIème siècle qu’on peut pas trouver un obus dans son jardin
c’est pas parce qu’on est au XXIème siècle qu’on peut pas se prendre une remarque raciste

à l’école Robert Doisneau (« bel hommage à l’image! »)

Ce matin, on est à l’école élémentaire de Croisilles, on va leur proposer de participer au spectacle grâce à de protocoles, des jeux qu’on propose aux personnes qui vivent dans le village. On rencontre la classe de CM1/CM2 de Madame Delesalle : Lola, Victor, Gabin, Imène, Lisandre, Aaron, Timothé, Inès, Noélie, Constant, Andy, Axel, Lilou, Eline, Charline, Elodie, Gabriel, Nino, Enzo, Alisson, James, Chaïna et Camille. On coupe la classe en deux : pendant que les élèves vont dans la cour pour filmer la séquence des bêtises, d’autres restent en classe pour la séquence « Godot » (il faudra venir dimanche pour savoir de quoi il s’agit!)

Mourad fait une démo pendant la récré, et ensuite, on rejoint la classe de CP de Madame Sarrat avec Mya, Noé, Milo, Julian, Cloé, Oxana, Nolan, Jade, Arthur, Johanna, Elé, Souani, Elias, Elian, Yvane, Sacha, Céleste, Léna, Maëli, Lola, Timéo.

Avec eux, c’est baguette magique : si tu avais une baguette magique dans la main, qu’est ce que tu aimerais changer, rajouter dans ton village ? Une piscine dans la cour de l’école, des murs en bonbons, une licorne… Et d’ailleurs, la maîtresse en a une de baguette magique, ça tombe bien !

Faire un portrait

Faire un portrait de territoire, c’est une expérience incroyable : prendre le temps de rencontrer des personnes, de les écouter, d’observer ce qu’il se passe. C’est beau, ça fait du bien, comme si à la fois on prenait une pause pour voir la vie d’un village suivre son cours et qu’on était pris dans ce tourbillon : tout va très vite, on enchaine les interviews, les discussions, les portes-à-portes, les protocoles artistiques. C’est très fort, ça nous questionne beaucoup en tant qu’être humain et ça nous demande aussi de décaler notre regard sur les choses de la vie, parce qu’il faut avoir ce regard objectif pour faire au mieux. Même si on sait que ces moments sont intenses, on est parfois rattrapés par la réalité.

C’est arrivé au CAES. Quand on entre, on nous dit qu’il y a beaucoup moins de monde aujourd’hui : les éoliennes ne bougent plus, le vent ne souffle pas, la mer sera calme. Alors plus de 60 personnes sont parties ce matin pour tenter la traversée de la Manche. Le souffle se coupe : combien de personnes prendront la mer, combien de personnes poseront un pied en Angleterre ? Puis on rentre, on croise ces regards, ces visages, ces sourires. On discute un peu, tant bien que mal (ou tant mal que bien quand on a pas des bases solides en anglais). Les hommes qu’on rencontre sont là depuis 3 ans, 3 mois ou 3 jours. Pour certains d’entre nous, c’est la première fois qu’on passe la porte. On a déjà vu les images à la télé, on sait ce qu’il se passe, on a vu des migrants dans la rue, on a entendu des histoires, on connait le nom des associations qui leur viennent en aide. Mais c’est la première fois qu’on est confronté aussi directement. Et moi j’ai été bouleversé, je n’ai pas su l’expliquer, j’ai du sortir 3 fois. Parce que se prendre ces regards qui ont fait des milliers de kilomètres, qui ont quitté leur pays pour leur survie, c’est dur, ça prend aux tripes.

La momie de l’église de Croisilles

Depuis que nous sommes arrivés à Croisilles (et même avant!), on nous parle de la momie de l’église, cette église qui a été construite sur l’emplacement d’un château, puis qui a été détruite pendant la 1ère guerre mondiale puis reconstruite, quasi à l’identique. Autant vous dire qu’on s’est imaginé plein de choses. D’abord, samedi, on a su qu’on pouvait aller la voir en demandant la clé à Madame Garbez. Puis François nous a expliqué qu’elle serait arrivé à Croisilles en même temps que du matériel qui a servi à la reconstruction de l’église.  On a eu un peu plus de précisions de la part d’Alexis : c’est une momie vieille de 300 ans avant JC, ça ne serait pas une momie princière auxquelles on ne brisait pas les os et celle-ci n’a pas de pied. Mais on ne sait pas pourquoi elle était dans ce contener de matériel en 1919 et encore moins comment avant ça elle est arrivée au Canada !

On avait rendez-vous ce matin à 9h, et on a pu rentrer dans l’église, admirer la momie mais aussi les vitraux, qu’on ne voit que très peu de l’extérieur. Ou alors pas bien quand le ciel est gris. Merci Madame Garbez !

(et merci François pour l’article de journal !)

L’histoire au passé et l’histoire au présent

C’est si particulier. On est dans un territoire où on a la sensation d’être dans l’histoire, dans l’histoire du passé autant que dans l’histoire du présent, l’histoire en train de se faire, l’histoire en train de se vivre, l’histoire en train de s’écrire.
On rencontre Alexis, un jeune homme devenu passionné d’histoire et qui va en faire son métier, il est à l’université en Histoire, parce qu’à l’âge de 10 ans, en 2012, il a déterré un obus français enfoui dans son jardin depuis la guerre 14-18. Et avec lui, on parle aussi de 2016 avec l’installation en urgence du centre d’accueil pour 37 hommes soudanais, et de Croisilles, un village qui a déjà accueilli des migrants en 1914, qui venaient de Maubeuge. Pas longtemps après, pendant cette même guerre, ce sont des gens de Croisilles qui ont du partir et qui sont devenus migrants.
Pour faire le « Portrait de Croisilles », on rencontre des habitantes et des habitants de Croisilles, des gens qui font la vie de Croisilles aujourd’hui. Et aujourd’hui, ici, quand on rencontre quelqu’un, forcément, on parle des migrants qui sont accueillis.
En octobre 2016, ce sont 37 personnes qui ont été accueillies. Aujourd’hui, en novembre 2021, c’est plus de 4000 personnes qui ont été accueillies à Croisilles, dans l’ancienne maison de retraite devenue Centre d’Accueil.
Et on comprend qu’on vit des moments qui relèvent de l’Histoire. Et c’est si émouvant, qu’on en a le vertige. On sait que des choses basculent sur notre planète, on sait que les dérèglements écologiques et climatiques provoquent beaucoup de migrations, on sait que cela va continuer, que cela va s’accélérer. On le sait, mais dans d’autres territoires, parfois on peut ne plus y penser, ça peut rester de l’ordre de l’abstraction, et on peut repousser le moment de regarder en face les chamboulements du monde. Mais ici, à Croisilles, c’est concret. Et on ne fait pas que regarder en face les chamboulements du monde, on agit pour trouver comment aider, comment être solidaires, comment être dans l’histoire du présent, comment être vivants aujourd’hui, sur cette planète qui chauffe, comment être vivants en partageant la place des endroits qui restent habitables. Les gens ont mesuré ici à quel point on ne peut continuer qu’en accueillant. Croisilles explore déjà un chemin pour le vivant, un chemin construit avec des pavés d’entraide, être groupés, pour faire face à ce monde aux équilibres fragiles, aux équilibres cassés. Les territoires qui ne le font pas encore, vont devoir apprendre et s’organiser. Et quand on regarde ce qu’il se passe lorsqu’on accueille, on a l’impression de toucher du doigt ce qu’on pressent : un chemin possible est celui de l’entraide et de la solidarité locale.

le mercredi, c’est sport !

Cet après-midi, pendant qu’une partie de l’équipe est au QG en train de monter les vidéos pour le spectacle, qu’une autre passe de la MAS à l’EHPAD et d’interview en interview, pour le reste de la troupe, c’est activités sportives :  on enchaîne les différentes disciplines sous le soleil pour voir un maximum de monde et pour montrer un maximum de choses dimanche. 13h30, on commence  au stade avec l’US 6 et l’US 9 du foot croisilien, des tout-petits de 4-5 ans, puis des un peu plus grands, de 8-9 ans. On passe ensuite à la salle des fêtes voir Passion Danse à 14h30 : Mourad fait une démonstration de percussion corporelle, les pieds deviennent des basses, les mains des caisses claires. Arrivée à la salle omnisports (qu’on appelle aussi la salle polyvalente) à 16h pour rejoindre les pongistes. Dorothée s’échauffe et danse entre les tables. On repart : pendant que certains essayent du porte à porte, d’autre dansent dans les salons. Retour à 19h à la salle omnisport, c’est l’heure du badminton. Ici, pas de prof, on reste sur du loisir. Clac, clac, clac, les filets sont montés, les raquettes sorties. On essaye de s’envoyer les volants : on est clairement pas au niveau, mais ravie de pouvoir jouer un peu nous aussi. 19h30, fin de la journée, retour au gîte, rendez-vous demain à l’école !

La maison aux 22 portes

Aujourd’hui, rendez-vous à 10h chez Aelita.

Aelita est né au Kazakhstan, elle a grandi en Russie, a vécu à St Pétersbourg, à Moscou, puis dans un petit village de 140 habitants à 60km de Paris avant d’atterrir à Croisilles. Elle a fait des études de cinéma à l’époque de l’URSS où un professeur d’expression corporel déguisait des cours de yoga ancestral en technique inventée par un grand acteur russe pour ne pas se faire remarquer. Elle a travaillé dans le pharmaceutique et aujourd’hui elle fait de l’art thérapie. Je lui dit que son parcours est atypique, elle me raconte cette anecdote, où un jour, à la frontière israélienne, on lui a fait remarquer qu’être russe, née au Kazakstan, habiter en France avec un nom allemand et vouloir rentrer en Israël, ça n’était pas commun.

Comme elle, sa maison a eu plein d’histoires différentes : avant d’être le territoire de Colonel Trimoune, son chat, c’était un commerce. Ou plutôt des commerces ! Le séjour était un bar, où on pouvait boire un verre après la messe, la bibliothèque était une cordonnerie, puis un tabac. Les deux commerces ont finalement fusionné pour faire une seule maison, avec un immense jardin, qu’Aelita entretien avec amour. C’est pour ça, les 22 portes, minimum 3 par pièce !

Et dans ce jardin, plein de vestiges de l’histoire Croisilienne, qui était dans la maison : une plaque de cheminée qui représente une allégorie du printemps, une borne de Croisilles qui date du siècle dernier et qui a reçu un impact de balle pendant la guerre, un vieux poêle. Sur la façade, on devine le lettrage de l’ancienne cordonnerie « Chaussures Leroy » et surtout, imbriquée, une rosace : une de celle de l’église détruite pendant la première guerre mondiale, qui a été posé là pour le souvenir « comme la plaque rue de la fesse chez Jean-Maurice ».