la vie te dressera

Annie Ernaux, Les Années, encore…

La langue, un français écorché, mêlé de patois, était indissociable des voix puissantes et vigoureuses, des corps serrés dans les blouses et les bleus de travail, des maisons basses avec jardinet, de l’aboiement des chiens l’après midi et du silence qui précède les disputes, de même que les règles de grammaire et le français correct étaient liés aux intonations neutres et aux mains blanches de la maîtresse d’école.
(…)
Comme toute langue, elle hiérarchisait, stigmatisait, les feignants, les femmes sans conduite, les « satyres » et vilains bonshommes, les enfants « en dessous », louait les gens « capables », les filles sérieuses, reconnaissait les hauts placés et grosses légumes, admonestait, la vie te dressera.
Elle disait les désirs et les espérances raisonnables, un travail propre, à l’abri des intempéries, manger à sa faim et mourir dans son lit.
Les limites, ne pas réclamer la lune, des choses par dessus les maisons, être heureux de ce que l’on a
l’appréhension des départs de l’inconnu parce que, quand on ne part jamais de chez soi, n’importe quelle ville est le bout du monde
l’orgueil et la blessure, c’est pas parce qu’on est de la campagne qu’on est plus bête que d’autres.

il aurait fait beau répondre

Annie Ernaux, Les Années :

Les voix transmettaient un héritage de pauvreté et de privation antérieur à la guerre et aux restrictions, plongeant dans une nuit immémoriale, « dans le temps », dont elles égrainent les plaisirs et les peines, les usages et les savoirs :
habiter une maison en terre battue
porter des galoches
jouer avec une poupée de chiffon
laver le linge à la cendre de bois
accrocher à la chemise des enfants près du nombril un petit sac de tissu avec des gousses d’ail pour chasser les vers
obéir aux parents et recevoir des calottes , il aurait fait beau répondre

Recensaient les ignorances, tout l’inconnu et le jamais d’autrefois :
manger de la viande rouge, des oranges
avoir la sécurité sociale, les allocations familiales et la retraite à soixante-cinq ans
partie en vacances

Rappelaient les fiertés :
les grèves de 36, le Front populaire, avant, l’ouvrier n’était pas compté.

On est mardi soir

On est mardi soir.
On a fini le filage du jour et ça prend forme. Au plateau, on est encore en train de nager dans une conduite qu’on ne maîtrise pas. Ça fonctionne, dit Guy.
Marie entend Josepha. Re-entend Josepha qu’elle avait rencontré à Bourges. C’est un plaisir d’entendre Josepha, dit-elle.
On parle de Veridianne. Une maturité par nécessité. Et tous ces leaders communautaires. Un discours, une réflexion politique et sociale grandiose. C’est la difficulté qui crée la maturité. Être confronté aux problèmes au jour le jour. Alors soit tu comprend et assimile, soit tu te casses la gueule. Comme le dit Toni Negri, il y a une créativité énorme dans ces zones de nécessité…

On se dit que la présence des danseurs, des acrobates – en l’occurrence Charlotte – nous pousse, nous bouge, nous remue, physiquement. Ça nous fait respirer et on se dit que le texte, tout indispensable qu’il est, respire enfin avec l’arrivée des corps dansants.
On se dit que tout cela s’imbrique et se complète si bien.

On tâtonne le temps de trouver le ton

Labo semaine deux.
Labo si j’y suis, dit Guy, en pensant bien sûr à l’émission de Daniel Mermet. Daniel Mermech, nous a dit Madame Nourry, la centenaire grand-mère de Sabine, à Armentières.
Labo si j’y suis, avec Daniel Mermech.
Les danseurs sont arrivés, et Charlotte aussi. Charlotte fait du mât chinois, ce qui fait qu’elle représente le cirque. Elle représente ici l’internationale cirque, on se dit.
Il y a Marie qui est là. Qui était au début des veillées, et qui, maintenant, est revenue. Marie est là.
Et il y a Camille, pimpante.
Et puis Dorothée. Qui est là les matins. Et les après midi à Lille. Hervé ne devrait pas tarder mais le RER et les trains ne sont pas encore arrivés jusqu’ici.
On a déjà fait des filages.
On tâtonne le temps de trouver le ton.
On tâtonne le temps de trouver le ton.
Plongés dans les années de veillées, c’est fou tout ce qui est remonté à la surface. C’est fou tout ce qu’on a vécu, qu’on voudrait raconter, toutes les colères et toutes les beautés. On tâtonne pour trouver le ton, la porte d’entrée. Il y a cinquante portes d’entrées. Il faut trouver au plus juste. Il y en a tant, on tâtonne.