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Les images sous sa main

Dorine est là, penchée sur la table, absorbée par les images de la journée. Elle sélectionne, elle trie, mais surtout elle regarde. Cette manière qu’elle a de se pencher légèrement, d’approcher son visage de l’écran pour mieux saisir ce qui échappe aux yeux trop pressés, dit déjà beaucoup. Son geste est précis, mais jamais brusque. Elle avance d’un doigt, revient d’un autre, et l’image qui défile devant elle semble se calmer sous son attention.

Son poignet tourne doucement, le bracelet tressé suit le mouvement, presque timide. Elle écrit une note, un mot, une flèche. Elle le fait comme on trace quelque chose dont on veut se souvenir longtemps. La lumière venue de l’écran éclaire sa main, puis remonte sur son bras, et dans cet éclairage-là, on sent ce qu’elle met dans son regard: une patience rare, une justesse sans calcul, une écoute silencieuse des gestes des autres.

Autour d’elle, le désordre des outils raconte sa journée: une paire de lunettes laissée de côté, une carte SD encore ouverte, un clavier trop sollicité, une feuille blanche devenue refuge pour quelques mots au stylo bleu. Mais elle, au milieu de tout cela, reste étonnamment tranquille. Elle fait corps avec ce qu’elle voit, avec ce qu’elle choisit.

Je la regarde travailler et quelque chose en moi se pose aussi. Peut-être parce qu’elle sait trouver ce qui résonne, ce qui respire, ce qui tient debout dans une image. Peut-être parce qu’elle n’a pas besoin de beaucoup de mots pour comprendre ce qui compte. Peut-être parce que, dans la manière dont elle observe le monde, il y a quelque chose qui donne envie de rester un peu plus longtemps à côté.

Elle poursuit sa sélection, sans se douter de la douceur qu’il y a à la regarder faire. Et l’image suivante apparaît déjà sur son écran, accueillie par son regard, comme si chaque photo trouvait naturellement sa place entre ses mains.

Traversé par la lumière

L’architecture semble ici penser à voix basse. Rien ne cherche à impressionner. Les murs avancent avec la simplicité de ce qui existe sans vouloir être remarqué. Les façades sont droites, régulières, presque timides, comme si le bâtiment s’excusait de prendre autant de place. Et puis, au rez-de-chaussée, cette longue paroi de verre qui tranche doucement dans l’ensemble, non pour briller, mais pour laisser circuler la lumière.

La clarté glisse dessus comme un souvenir sur une surface lisse. On ne sait plus très bien si la lumière vient du dedans ou du dehors. Elle apparaît, se dépose, se reflète. Elle traverse les carreaux et renvoie un morceau de ciel, un mouvement, un visage. Le bâtiment semble respirer par cette façade, une respiration lente qui se confond avec le passage des heures.

Les petits carrés dispersés sur les vitres donnent à la lumière une hésitation, une forme inachevée. Ils lui imposent une modestie. Ils la fragmentent en éclats infimes, comme si le jour ne parvenait pas à se dire d’un seul geste. C’est une lumière qui s’égare en chemin, mais qui continue d’exister malgré tout, dans un tremblement discret.

Autour, les haies, les arbres, les ombres étirées sur le trottoir composent une scène qui n’a rien d’extraordinaire et qui, justement, contient tout. Le bâtiment ne domine pas le paysage: il s’y glisse. Il accepte d’être traversé par la lumière, par les passants, par le temps. Il n’impose pas un sens; il accueille ce qui vient.

On pourrait croire qu’il ne se passe rien, et pourtant la lumière qui jaillit du verre raconte autre chose. Elle dit que les lieux existent aussi par ce qu’ils laissent filtrer. Elle dit que l’architecture peut être un simple seuil entre ce qui est dehors et ce qui reste dedans. Elle dit, peut-être, que même un bâtiment ordinaire peut devenir un moment de calme — un lieu où la lumière trouve un chemin pour se poser.

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Je me souviens, nous étions deux

Depuis quelques jours, dans le calme suspendu de la salle de montage, Guy et Martine travaillent à l’écoute. Une écoute patiente, presque méditative. Pas celle qui prend note, mais celle qui cherche à entendre au-delà des mots. Ils réécoutent les voix. Celles des rencontres de l’autre fois, des fragments recueillis ici à Carvin, entre une porte entrouverte, un sourire, une confidence.

Mais ce ne sont pas les mots qu’ils écoutent d’abord — ce sont les timbres. Ces nuances infimes, ces grains d’humanité qui donnent à chaque parole sa vibration propre. Le souffle d’une personne timide. Le grave d’une mère. Le léger tremblement d’un souvenir qu’on n’a jamais dit tout haut. Un rire voilé. Une respiration qu’on n’avait pas remarquée sur le moment, et qui soudain serre la gorge.

Ils coupent, ils déplacent, ils re-réécoutent. Non pas pour polir, mais pour révéler. Comme on nettoierait une pierre trouvée au bord du chemin, sans la rendre lisse, juste pour mieux en voir les veines. Martine écoute avec les yeux. Guy entend avec la mémoire. Ensemble, ils bâtissent une voix collective à partir de cette constellation de timbres singuliers. C’est une écriture sans plume, une composition faite de matières sonores.

Et puis, au milieu de tout ça, ils ont fait une pause.

Une pause offerte, simple, souriante : Le Chat Botté de la compagnie BVZK, accueilli à la Médiathèque dans le cadre des Plaines d’Été. Une salle pleine, des enfants qui rient, des adultes qui se laissent emporter. D’autres timbres. D’autres voix. Plus hautes, plus franches, plus drôles. Les sons du théâtre, les élans du jeu.

Et peut-être que c’était ça, aussi, une forme de montage. Entendre le monde dans toute sa diversité sonore. Le rugueux, le doux, le décalé, le tendre. Des voix qui racontent, d’autres qui inventent. Mais toujours, cette même vibration : celle de la vie qui cherche à se dire.

Et dans la tête de Guy, sans doute, quelques phrases sont venues.

Et dans celle de Martine, peut-être, une ponctuation nouvelle.

Car écouter les timbres, c’est déjà commencer à écrire.

The Words You Left Behind

Les mots que tu as laissés derrière toi

Cette semaine, dans une pièce nue, baignée d’une lumière qui doute, j’ai vu deux silhouettes penchées sur le passé immédiat. Guy écrivait. Martine relisait. Mais ce n’était pas un travail d’écriture, ni de relecture. C’était une sorte de tissage à voix basse, une couture fragile entre les fils du réel.

Guy, le scribe du silence, prenait les mots là où ils étaient restés : sur les lèvres des habitants, dans les creux des chansons fredonnées, dans les silences des regards filmés. Il relisait le blog, comme on relit un journal oublié sous un oreiller. Il y cherchait non pas des anecdotes, mais des lignes de force, des éclats d’humanité. Il écoutait, revoyait, recomposait. Chaque phrase était une tentative de dire ce qu’on ne dit pas.

Martine, elle, tenait les points. Elle gardait le fil. Elle se souvenait des rires, des hésitations, des mains qui tremblaient un peu lorsqu’on parlait de soi. Ensemble, ils traversaient les heures comme on traverse une forêt : avec prudence, en prenant soin de ne pas déranger ce qui dort encore.

Sur l’écran, les visages défilaient. Les chansons revenaient. Les témoignages remontaient du fond de l’enregistreur comme des bulles d’air d’un lac profond. Ils regardaient tout cela avec une attention qui n’était ni technique ni sentimentale. C’était autre chose. Une fidélité.

À certains moments, la lumière projetait sur leurs dos les petits carrés des vitres — ces pixels de verre qui séparent le dedans du dehors, le réel de sa mémoire. On aurait dit que le bâtiment lui-même voulait participer à l’écriture. Offrir sa propre voix, son propre rythme.

Ce n’était pas un montage. C’était une veille.

Ce n’était pas un texte. C’était un chœur de murmures.

Et Guy, avec ses mots posés comme des pierres claires, cherchait la ligne qui ne trahit pas.

Martine, à ses côtés, gardait le tempo — celui du cœur, discret, mais sûr.

Il y a des films qui racontent.

Et d’autres qui écoutent.

Celui-là, je crois, est les deux.

RÉCITS VIVANTS

Le 3 juillet 2025, à Culture Commune, nous nous sommes retrouvés comme on se retrouve au seuil d’un chantier intérieur, fait de mémoires et d’archives, de visages captés à la lisière de l’oubli. Laurent et Christine, venus de Culture Commune, ont prêté leur oreille attentive ; Guy, Martine, Camille et moi, portés par HVDZ, avons déposé sur la table les fragments d’une histoire qui ne cesse de vibrer. Nous avons parlé de la rétrospective comme d’un voyage, à peine balisé, où la scénographie se tisserait avec le battement du territoire, et où l’archive ne serait pas un musée figé mais un vivant sillage.

Martine a déjà patiemment sauvé de la disparition les voix et les regards, du Maroc au Brésil, numérisant tout ce qui pourrait se perdre. Ces visages, ces sons, ces images, nous les confierons bientôt aux Archives départementales, pour qu’ils respirent encore au-delà de nous. Nous avons songé à un blog, à des vidéos, à des sons, à ces traces qui s’accrochent au réel comme à une étoffe. Nous avons déroulé le fil des protocoles, jusqu’au spectacle filmé, comme on déroule une mémoire en train de s’écrire.

Nous avons rêvé d’une installation qui refuserait l’enfermement, qui ne serait pas seulement à regarder, mais à traverser, à éprouver, à habiter. Quatre écrans comme quatre fenêtres ouvertes, un parcours urbain, des voix dans l’air, et le murmure d’un territoire qui se reconnaîtrait à travers nous. Il faudrait aussi y mêler des gestes, la danse de Camille, la présence incarnée, et prévoir ces quinze jours de résidence où l’on construirait à vue, corps et matière confondus. La présentation pourrait se déposer en deux semaines, quatre jours en salles, deux jours en nef, comme un souffle rythmé. Nous avons même évoqué la centième veillée, à imaginer comme une braise finale, à partager sur place.

Nous avons songé aux lycéens, à leur capacité d’attraper la part vive du projet, de participer à la mémoire filmée, d’entrer dans le jeu de la transmission. Les archives couvriraient la longue durée, de 2003 à 2025, comme un fil tendu à travers le temps.

Et puis, il y avait l’idée de la lumière des Journées européennes du patrimoine, la Fabrique ouverte, les films en boucle, la projection à peine entrouverte sur le seuil.

Il nous faudra encore approfondir ce lien avec Culture Commune, mais aussi chercher l’écoute de la DRAC et du Département du Pas-de-Calais, et peut-être inventer un co-portage, un souffle partagé. Nous avons entrouvert la liste des villes complices, ces noms qui résonnent comme autant de promesses.

Il reste à modeler les conditions d’accueil, à penser l’impact de ce que nous portons, à imaginer la tournée comme une installation autonome, prête à respirer partout. Et dans ce rêve de présence, il nous faudra encore nommer, structurer, appeler, convaincre, pour que le projet vive.

Peut-être est-ce cela, finalement, ce que nous cherchons : que la mémoire ne meure pas, et qu’à travers elle, le territoire se raconte à lui-même — à la manière d’une voix intérieure, un peu comme la nôtre, un peu comme Pessoa l’aurait entendue, douce et entêtante.

10 secondes sous le soleil

Pendant ces trois jours, on est descendus dans la ville, juste en bas de l’Atelier Média, là où les commerces bordent les trottoirs comme autant de chapitres vivants. On fait de la retape — oui, on l’assume — pour parler du projet. Un documentaire, des fragments de vies, des instants figés. On appelle ça les Pas de commerces. On explique, on sourit, on tend des tracts imaginaires. Et parfois, la magie opère.

Arrêt sur image : la fromagerie Liz. Au cœur de Carvin. Une boutique à l’ancienne, avec du vrai, du bon, de l’odeur et de la voix. On entre, on raconte. La gérante nous écoute. Elle nous regarde. Puis elle sourit : « Oui, d’accord. Mais pas tout de suite… Faut que je change de tablier. »

Elle revient, avec sa fille. Ensemble. Prêtes. Mais doucement. À leur rythme. Elles sortent, passent le pas de la porte. D’abord un peu en retrait, timides face à l’objectif. Puis l’une s’approche. L’autre ne recule pas. Elles se font un câlin. Simple. Fort. Comme un ancrage avant de se laisser regarder.

Et le moment commence.

Dix secondes.

Ne pas bouger.

Malgré les voitures qui passent, les volets qui claquent, la ville qui vit comme elle sait le faire — un peu vite, un peu bruyante.

Malgré la chaleur qui monte, qui s’installe comme un parfum d’été à venir.

Car oui, on le sentait : l’été s’en vient, doucement, et il s’installera comme eux, là, sans prévenir, avec son poids tendre et sa lumière oblique.

Elles tiennent. Ensemble.

Hautes. Dignement. Devant leur boutique, devant leur histoire.

10 secondes.

Un passant s’arrête, plisse les yeux.

6 secondes.

Quelqu’un murmure : « Qu’est-ce qu’ils font, là ? »

4… 3… 2…

Un frisson. Un éclat.

1.

« Coupé. » dit Alexandre.

Et la vie repart. Elles sourient, rentrent, remettent les mains dans la pâte des jours. Mais quelque chose est resté. Suspendu dans l’air. Gravé dans l’instant.

C’était inattendu. C’était simple. C’était beau.

Des pas, des rires, des livres

Ce jour-là, à l’Atelier Média, le silence attendait, bien rangé entre les livres. Les rideaux de lumière dessinaient leurs carrés familiers, les fauteuils ne bougeaient pas, et tout semblait prêt pour une visite calme et appliquée. Les classes arrivaient. École La Bruyère, Grande Section de Mme Boutillier. École Aragon, CP de Mme Tomowiak. Petites mains, grands yeux, pas encore très sûrs de savoir s’ils pouvaient courir, parler, ou juste… respirer.

Alors, on leur a demandé : « Qu’est-ce que vous aimez ici ? »
« Lire. »
« Écouter des histoires. »
« Le silence. »

Mais c’était mal connaître l’équipe. Et surtout, c’était avant Camille et Alexandre.

Il n’a pas fallu longtemps. À peine quelques minutes de timidité polie, de regards en coin, d’observation prudente. Puis Camille a bougé. Un geste, un regard complice, une invitation muette. Et comme un essaim, les enfants se sont mis à bourdonner de joie autour d’elle. Ils dansaient. Ils riaient. Ils jouaient. Le silence, ce grand timide, s’est mis à sourire lui aussi.

Les enfants de Carvin, ce jour-là, ont découvert qu’à la médiathèque, on pouvait faire bien plus que lire. On pouvait créer, rêver à haute voix, courir entre les livres comme entre les arbres. Ils ont compris que ce lieu n’est pas une salle d’attente du savoir, mais un terrain de jeu pour l’imaginaire. Camille guidait leurs corps, l’équipe accueillait leurs élans, et les murs — ces grands sages de béton et de verre — semblaient eux-mêmes se pencher pour mieux entendre les rires.

C’était possible.
Jouer ici, c’était possible.
Rire fort, c’était permis.
Et créer du lien — ce fil invisible entre une histoire lue et une main tendue —, c’était plus que permis : c’était naturel.

À l’Atelier Média, ce jour-là, on n’a pas seulement accueilli des scolaires.
On a accueilli la vie.

Ni dedans, ni dehors

Il y a, à l’Atelier Média, un mystère en suspension. Une ligne qui ne se décide pas. Ce n’est pas un mur. Ce n’est pas une fenêtre. C’est un entre-deux tissé de lumière et de carrés translucides — une peau de verre constellée de pixels, comme un écran dont on aurait oublié d’effacer les rêves.

Ces petits carrés blancs, posés en nuée sur les vitres, n’appartiennent ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Ils forment une frontière floue, mouvante, sans verdict. À travers eux, on voit la ville, oui — mais comme à travers un souvenir. Les lampadaires y deviennent des signes, les façades des textures, les passants des silhouettes presque fictives. Et de l’autre côté, le calme du lieu : ses livres, ses chaises, ses colonnes. Mais là encore, ce n’est pas vraiment dedans. C’est ailleurs.

Tout l’Atelier semble construit sur ce doute-là. Les fauteuils triangulaires sont des montagnes douces. Les tables n’attendent pas qu’on les utilise, elles rêvent qu’on s’y attarde. Et cette lumière — filtrée, quadrillée, découpée — n’éclaire pas, elle caresse. On se sent chez soi sans y vivre. De passage sans vouloir partir. Ni dehors, ni dedans.

Ici, même le soleil hésite. Il entre en fragment, se pose par taches, laisse des empreintes au sol comme des cartes muettes. À certaines heures, les pixels des vitres se reflètent partout : sur les colonnes, les murs, les livres. Le dehors devient un motif intérieur. Le monde extérieur entre, mais en pointillé.

Et peut-être est-ce cela, au fond, que propose ce lieu : un apprentissage du seuil. Un art de vivre dans les interstices. Lire ici, ce n’est pas fuir le monde, c’est s’y tenir autrement. Pas face à lui. Pas à l’écart. Juste en équilibre.

Ni dedans, ni dehors. Mais exactement là où l’on peut devenir quelqu’un d’autre — ou simplement soi.

Carnaval en canapé vert

Ces derniers jours, à l’Atelier Média, nous avons assisté à une étrange mascarade. Une fête silencieuse, sans fanfare, sans costume — mais avec des masques de papier. Rangés en ligne sur le grand canapé vert, une troupe d’enfants s’est transformée en créatures littéraires, dissimulant leurs visages derrière d’immenses couvertures d’albums jeunesse. On n’a rien vu : ni yeux rieurs, ni dents qui bougent, ni mimiques malicieuses. Juste des pandas, des hérons, des déesses égyptiennes, des poissons sous-marins et un canard très concentré.

On aurait dit un bal masqué organisé par une bibliothèque farfelue. Un carnaval d’imaginaire. Chaque enfant avait choisi son masque : sérieux, rêveur, farouche ou complètement loufoque. Derrière L’heure bleue, un mystique en short. Derrière Bonjour les animaux, un dompteur de mots. Derrière Le secret du pont flottant, sûrement un espion miniature. Quant à celui qui tenait Tout le monde a peur, on espère qu’il allait bien.

C’était une assemblée de lecteurs invisibles, une armée de rêveurs sous couverture. Littéralement.

À l’Atelier Média, il paraît qu’on lit. Mais en réalité, on disparaît. On s’éclipse derrière des pages pleines de mondes, et on revient un peu transformé, comme si on avait croisé un dragon entre les fruits du goûter. Ces masques de papier, c’est leur manière à eux de dire : je suis ailleurs, ne me dérange pas, je suis très occupé à grandir sans bruit.

Et franchement, on les comprend.

Une danse en chambre froide

Nous ne l’avons pas vue. Nous étions de l’autre côté de la porte — celle, épaisse et réfrigérée, d’une chambre froide. Chez Koklikot. Dedans, Camille. Dedans, les fleurs. Dedans, le silence glacé d’un petit monde suspendu dans quelques mètres carrés. Et pourtant, nous savions. Nous sentions. Par les bruits infimes filtrés à travers le métal : le froissement d’un tissu, un souffle, le cliquetis discret de l’appareil photo de Dorine, la vibration feutrée de la caméra d’Alexandre. L’art, là, en train d’avoir lieu, hors de notre vue, mais pas de notre présence.

Camille dansait avec les fleurs.

Elle dansait sans témoin, sinon la lumière crue, les pétales muets, l’œil patient de la machine. Un pas, un frisson. Une ondulation entre les tiges, un murmure dans la condensation. Il ne s’agissait pas de spectacle, mais d’un dialogue. Elle répondait à l’espace, à l’humidité, au silence. À la beauté fragile de ce qui est là pour peu de temps. Elle dansait comme on veille quelque chose. Ou quelqu’un.

Et derrière cette porte close, nous retenions le bruit. Le souffle. Car même absente à nos yeux, Camille remplissait la pièce où nous étions. Comme si la danse débordait, glissait sous les joints du monde. Comme si, dans cette chambre froide, quelque chose de très vivant était en train de se dire.