les briques

A la Tossée, Cléa et Eric ont ramassé quelques briques. De quartier en quartier, de Bois Blancs à Lille, à la Lionderie de Hem, en passant par ici, l’Epidème, à Tourcoing, Cléa et Eric glanent des briques au fil de leurs promenades. C’est sur ces briques que les enregistrements de conversations viendront se graver, par l’intermédiaire d’une installation de leur conception. C’est pour le 27 avril, au Grand Bleu de Lille, la première de leur œuvre avec les témoignages des habitants des quartiers et des petites piques qui viendront frapper les surfaces de la briques jusqu’à la graver. Il y aura, parmi ces briques, celles de l’usine de la Tossée.

A la Tossée

Thomas nous a emmené à la Tossée. On a visité ce qu’il reste du site. Les salles immenses. La base de la cheminée. Les longues passerelles. Les trois grandes salles, les unes sur les autres, avec les dizaines de piliers. Les laboratoires, les bureaux. On a du mal à croire que ça n’a fermé qu’en 2005. le temps s’est arrêté, mais on a l’impression que c’était bien avant les années 2000. On s’imagine dans les années 70.
Les grands paniers d’osier, sur roues, et puis les grands bidons circulaires, sur roulettes, oranges, blancs. Et le mobilier. Les chaises. Les chaises et les fauteuils perdus dans l’immense salle du deuxième. au milieu des piliers verts. La lumière.
Tout. C’est très beau.

Madame Minion rit

Madame Minion vient souvent à l’épicerie. Elle y est presque tous les jours pour aider M. et Mme Damani à tenir le commerce. Elle reste dans la boutique et accueille les clients pendant que madame Damani fait les sandwichs dans la cuisine. Un coup de main pour le plaisir de papoter avec les gens. Elle aime bien papoter. Elle dit, j’aime parler, Chez moi, je suis seule, alors je parle même à ma télé. Ici, à l’épicerie, c’est bien, je connais tout le monde, je vois tout le quartier.
C’est vrai qu’elle connaît tout le monde. Elle appelle les clients par leurs prénoms dès leur entrée, et demande des nouvelles des enfants, des parents, et tout. Elle connaît tout le monde. Elle est arrivée ici il y a des années. Elle est originaire de Barlin. Cité 9. Fille de mineurs polonais. Elle dit ça se voit que je suis polonaise, parce qu’avec le froid, je met un foulard. Ça fait polonais. Et elle rit. Elle dit qu’Antoine fait beaucoup plus âgé que son age et qu’il ferait mieux se raser la barbe. Elle insiste et elle rit. Elle dit que Flora devrait s’attacher les cheveux, elle dit vous en avez plein la figure. Et elle ajoute j’ai le parler franc, moi, je dis les choses comme je les vois.
Elle rit beaucoup Madame Minion, et nous aussi. On passe un vrai bon moment ensemble, à l’épicerie Damani.

parle-t-il en solitaire au nom des multitudes ?

Hier soir. Conférence/rencontre à l’atelier électrique. Discussion entre P. Bouchain et G. Alloucherie.
Habiter la culture. La culture d’habiter. Vivre quelque part comme participer d’une culture. La culture d’un lieu, les cultures des lieux.
Qu’est-ce que raconte la présence d’un artiste dans un quartier ? Où se fait le croisement ? L’artiste est-il un médiateur ? un interprète ? Un usurpateur ?
On repense ce matin à cette très longue série de questions qu’avait édité Jean-Michel Potiron. Questions que l’on utilise souvent, que l’on pose, se pose et repose, que l’on affectionne tant. Extraits :
La finalité de l’artiste consiste-t-elle à redresser le tort des hommes ? L’artiste est-il un propagateur de morale et de lumière ? Milite-t-il en faveur du progrès de l’humanité ? (…) Parle-il en solitaire au nom des multitudes ? Compatit-il aux misères du monde ? S’exprime-t-il en faveur des opprimés ? Sa pelisse revêt-elle, tour à tour, les allures de la blouse de l’instituteur, de la trousse du chirurgien, de la robe du juge, de la cape du justicier, de la vareuse du travailleur social, de la soutane du prêtre et de la toge du philanthrope ? Rend-il justice à la vérité ? Saisit-il tour à tour l’arc et l’épée ?
Est-il homme en colère ? Est-il contestataire, corsaire ou révolutionnaire ? Est-il inexorable ? Prend-il le maquis ?
Jaillit-il des barricades ? Met-il sa vie en jeu ? S’anime-t-il d’une urgence irréfragable ? Déchoit-il en s’attaquant à un mobile temporel ? Risque-t-il l’anéantissement en s’appliquant à un motif passager ? Travaille-t-il à la mise en vigueur d’idées prosaïques ? Est-il homme uniquement replié sur les composantes de son art ? Son interlocuteur est-il l’homme de pouvoir ? L’artiste est-il un coopérateur politique ? Se lotit-t-il de grilles de lecture et de systèmes ? Prêche-t-il des convictions et des doctrines ? Ses œuvres inoculent-elles le désir de transformer le monde ou flottent-elles, autonomes, loin de toutes tensions avec la collectivité ?

la pierre angulaire

Madame Parent est une combattante infatigable. Rien qu’hier, on a entendu parler d’elle cent fois, alors on est passé la voir aujourd’hui, la rencontrer. Madame Parent est connue dans le quartier, surtout parce qu’elle est présidente de l’association Rase pas mon quartier qui, depuis une dizaine d’années, se bat pour la défense de la rue Stephenson et de la rue de la Tossée. Faut dire que sans eux, il ne resterait sans doute aucune des anciennes maisons. Faut dire que sa maison, madame Parent l’aime. Que cette maison, elle a passé sa vie à se battre pour elle, pour payer les traites, à la mort de son mari, et puis ensuite, pour la garder malgré les pressions. Faut dire qu’elle y a accouché de son fils, dans le salon, et qu’elle y vit depuis des lustres. C’est fou tout ce qu’une maison raconte. C’est fou à quel point la maison peut être la pierre angulaire d’une vie. Alors bien sûr, ça ne s’efface pas comme ça, d’un coup de gomme d’urbaniste ou de politique. Et puis le gâchis. Madame Parent parle de tous ces gens sans logement, et de ces maisons vides qu’on a laissées pourrir, qu’on a détruites. L’absurdité du gâchis et la colère qui en découle.
Et aujourd’hui, la voilà un peu plus sereine. A priori, elle a confiance. Le quartier fait l’objet d’un vrai projet et P. Bouchain, l’architecte, qu’elle a rencontré plusieurs fois, lui inspire confiance.