Pas-de-porte

Un jeune homme a accepté d’être filmé 30 secondes devant la porte de sa maison. Un Pas-de-porte pour la veillée. Il joue le jeu, se place bien au milieu de l’encadrement de la porte, regarde la caméra et ne bouge plus. Mais ce n’est qu’après qu’il comprend vraiment ce qui se passe. On a réussi à lui expliquer ce qu’est une veillée, sans traducteur, mais avec les quelques mots, avec beaucoup de gestes, et en s’aidant du programme du festival Karacena qui est aussi écrit en darija. Il nous manque des mots, mais quelque chose se passe et il comprend, c’est sûr, que ce film-spectacle se fabrique avec les gens de Salé. Et on a l’impression qu’il regarde les choses différemment. On l’invite à être là le soir de la veillée, à Bab Khémis. Et malgré les barrières de la langue, les barrières de la culture, à la façon dont il remercie en gardant le programme, à la façon dont on se dit au revoir, on sent qu’on a échangé quelque chose. On repart différent.

La guitare gnaoua de Saïd Koyo

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On rentre dans un petit passage entre deux échoppes de la médina et on arrive chez Saïd. Il commence par accorder sa « guitare » – hejhouj, gamberi, très grande, avec 3 cordes, le dos de la caisse est en bois et la partie à l’avant est en peau de cou de chameau. Saïd joue assez longtemps avant de raconter. Quand il était enfant, il a été impressionné en voyant sa grand-mère guérie par la musique gnaoua. Depuis, la fascination n’a pas cessé, il a toujours voulu rejoindre cette tribu, cette tradition. Il a dû passer par tous les autres instruments du groupe avant d’être celui qui joue du gamberi. L’art gnaoui remonte à l’époque des esclaves du Soudan et se transmet de maalem en maalem (de maître en maître). Respectés dans tout le Maroc, ils apportent avec eux l’histoire ancienne. On les convie quand quelque chose ne va pas. Ils arrivent avec leurs instruments et c’est alors une véritable cérémonie qui dure toute la nuit. La musique permet l’incantation des esprits et les esprits convoqués permettent la guérison. Il nous donne ses coordonnées – pour qu’on puisse l’appeler en cas de nécessité. Ensuite, on lui pose des questions sur Salé, sur le festival Karacena. Mais pour Saïd, Karacena c’est surtout la Kasbah des Gnaouas (à côté du chapiteau Mawsim). L’art gnaoui et  ceux qui ont l’âme de cette musique en eux, c’est toute sa vie. Il nous montre le dos son gamberi, il est gravé à son nom.

​Des nœuds dans le Zarbia

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On entre dans un atelier de tapis, guidés par Aziza, 15 ans, la championne de judo que nous avons rencontrée la veille – championne du Maroc, championne des pays arabes, championne d’Afrique. Aziza nous mène jusqu’à sa maman, Zélia. Zélia est né à Salé, elle a commencé à faire des tapis (zarbia) à l’âge 7 ans, elle a appris avec une maalema de la tapisserie, et maintenant elle est très fière que sa fille soit assise à côté d’elle pour fabriquer les tapis. Ça la fait rire quand on demande s’il y a beaucoup hommes qui font ce travail. Non ! Il n’y a pas d’hommes. Les hommes entrent dans l’atelier pour plier les tapis. Et aussi avant le démarrage, ce sont eux qui dessinent le motif et qui font les plans. Depuis qu’elle a commencé à faire des tapis, la technique n’a pas changé. Et si c’est plus simple, c’est parce que c’est la mode qui a changé : les gens veulent des choses plus sobres, les schémas à reproduire sont moins compliqués. Zélia passe souvent deux mois sur un tapis, parfois plus. Tous les tapis qu’elle a faits sont importants pour elle. Le moment qu’elle préfère, c’est les derniers nœuds, c’est quand elle termine son ouvrage, même si ensuite, c’est toujours une émotion de devoir s’en séparer. Heureusement, dans cet atelier, il n’y a que des tapis commandés, faits sur mesure. Alors, quand elle commence une pièce, elle sait pour qui elle la fait et c’est donc moins dur de s’en séparer.

Saïd et Nabil attendent Godot à Bab Khémis

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Maha a traduit le passage de « En attendant Godot », la pièce de Samuel Becket, en Darija. Une dizaine de jeunes salétins entre 13 et 16 ans viendront demain jouer à se mettre en colère. Pour des raisons de cohérence de traduction, Vladimir est devenu Saïd, Estragon est devenu Nabil et le Vaucluse c’est le Meknes. Maryama sera Saïd et sera en face des Nabil que feront les jeunes. Pour expliquer le procédé à Maryama, c’est Isabelle qui s’improvise Nabil, en répétant le Darija le plus fidèlement possible. Ensuite, on propose à Simo-Hamed, le gardien de Bab Khémis de faire le vrai premier Estragon-Nabil. Simo-Hamed, timide, sourit et permet finalement à Maryama de s’entraîner à faire à la fois son rôle et à la fois souffler le texte à son partenaire. Après quelques reprises, Simo-Hamed semble prendre de plus en plus de plaisir à jouer à se mettre en colère face à Maryama. Ça s’enflamme. Simo-Hamed est d’accord pour être filmé. Des sourires du début, ce sont maintenant des fous rires dans Bab Khémis. On se prend au jeu, Simo-Hamed veut refaire des prises pour pouvoir être de plus en plus en colère. Et on rit de plus en plus.

​Le marché des citations de Bab Khémis

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Cet après-midi, Maha a rapporté les 30 citations traduites en Darija, imprimées sur de grandes feuilles A3 pour les Portraits-Citations. Un Portrait-Citation c’est proposer à quelqu’un de choisir la phrase qu’il aime ou qui lui parle, et de poser avec elle pendant 30 secondes devant la caméra. On s’est lancé aujourd’hui, sans savoir ce qu’il allait se passer : on a installé une table devant la porte Bab Khémis, juste entre le mur de médina et le tramway, et on a étalé toutes les feuilles en tentant de lutter contre le vent. À notre grande surprise et pour notre plus grand plaisir, Simo a lancé l’opération en criant en Darija : « Venez cherchez votre citation ! » En quelques minutes, nous avons été débordés par le succès, les gens faisaient la queue derrière Jérémie, avec une citation en main pour être filmés et faire partie du film-spectacle.
En traduisant en darija, la formulation a un peu changé :
« Celui qui ne connait pas l’histoire est condamné à la revivre » est devenu « Celui qui ne connait pas l’histoire, est condamné de le revivre encore une fois »
« Avance sur ta route. Elle n’existe que parce que tu marches » est devenu « Avance vers l’avant, la route a été créée pour que tu marches dessus »
« Il faut choisir entre se reposer et être libre » est devenu « C’est obligé de choisir, entre le repos et la liberté »
« Le bonheur n’a jamais été le lot de ceux qui s’acharnent » est devenu « Le bonheur fuit l’acharné »
On en a profité pour distribuer des tracts, expliquer notre démarche à savoir faire un film avec et pour les gens de Salé et de faire ensemble un objet artistique et poétique. L’affluence a été telle que la séquence Portraits-Citations de la veillée de Salé promet d’être la plus longue de l’histoire des veillées !

J’ai vu

J’ai vu des gens compter sur leur doigt de l’auriculaire au pouce,  j’ai vu des melons d’eau, des pêches énormes, des pieds de brebis en vente sur le marché. J’ai vu naître des baisers d’amitié. J’ai vu des choses écrites en arabe littéraire, en Darija, en Amazigh. J’ai vu des chats, des chatons (qui amènent la chance). J’ai vu des accolades sensibles, Simo que l’on suit partout dans la Médina. J’ai vu des poussins multicolores, des montagnes d’œufs, des dattes classées par taille avec des prix différents,une tête d’espadon et des milliers d’échoppes dans la rue. J’ai vu du henné en feuilles, du saboul bildi (savon noir), des dizaines d’abeilles gourmets autour des gâteaux que j’achète tous les jours, l’océan atlantique et des palmiers, des figues et des figues de barbarie, des cuisiniers en tenue tous les midi, la médaille du chef des pirates. J’ai vu une ghita et sa lola (une flûte et sa anche), des mains et des pieds tatoués au henné, du linge sécher dehors, des crêpes à mille trous, le barbare de Salé.

​ Le 1500 mètres à El Jadida

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Quand Hajiba avait 10 ans, elle était arrivée dans les premiers au 1500 mètres, sur les 1100 enfants réunis pour courir à El Jadida. Elle a été qualifiée et admise au centre national de l’athlétisme. Mais ce centre était trop loin de Salé, elle aurait dû être interne et tout ça est tombé au mauvais moment dans l’histoire de la famille. Elle n’a pas pu quitter la médina, elle n’a pas eu la chance de pouvoir suivre les entrainements. C’est un souvenir douloureux de n’avoir pas pu faire d’athlétisme. Mais on sent une force en elle, son visage rayonne entre nostalgie et futur : elle a trois enfants (8 ans, 10 ans, 12 ans) et tous les trois font des études et tous les trois sont dans un club d’athlétisme. Elle nous montre les cartes de membres du club d’athlétisme de ses enfants et on imagine presque ce qui se passe dans sa tête : elle est 20 ans en arrière en train de courir à El Jadida.