Benjamin Stora, Retrouver les chemins de la mobilisation militante

J’ai vu l’image diffusée par les télévisions de l’enfant mort sur la plage ; et aussi celles de jeunes Syriens, hommes et femmes, scander des mots d’ordre, lever les mains et les agiter en signe de protestation, comme à Alep ou à Homs il y a deux ans contre la dictature d’Assad. Ils sont là aujourd’hui par centaines, devant la gare de… Budapest, épuisés, demandant simplement à prendre le train. Ceux sont les mêmes.

Ils ont fui la dictature, le manque de libertés et l’obscurantisme religieux. Et ils ont le visage des réfugiés chiliens ou vietnamiens des années 1970 ; ils ressemblent à des familles arméniennes jetées sur les routes de l’exode pour échapper aux massacres au début du XXe siècle ; ils ont l’allure des républicains espagnols, franchissant par dizaines de milliers en 1939 les Pyrénées, fatigués, affaiblis, meurtris…

Mais en France l’opinion publique, d’après les sondages, et les flots d’injures (et de haine) que l’on trouve hélas sur les grands portails du Net, se montre réticente à accueillir ces familles venant en majorité du Moyen-Orient. Comment expliquer une telle attitude, à la différence de ce qui se passe en Allemagne, en Grande-Bretagne, ou dans les pays scandinaves ?

On peut invoquer la crise économique, les millions de chômeurs et le grand repli sur les égoïsmes nationaux. Mais plus fondamentalement, il est temps de mesurer les ravages exercés dans la société française par les idéologies qui se sont développées depuis une vingtaine d’années, visant à discréditer, détruire tous les mouvements se réclamant de l’antiracisme.

Au nom de la lutte contre la « pensée 68 », des idéologues se sont acharnés à nous expliquer que l’antiracisme était le moteur de divisions nationales possibles, et que ce combat était vieillot, démodé. Exsangues, les organisations antiracistes ont aussi subi le double assaut « d’identitaires », se réclamant, soit de la pureté de la « race française » et rejetant tout apport de culture étrangère dans la construction de la France ; et d’un autre côté, de ceux qui ont voulu communautariser le combat antiraciste, en rejetant les porteurs de l’universalité des droits de l’homme.

Campagnes et diabolisation

Ces campagnes incessantes de diabolisation des combats antiracistes ont largement profité à l’extrême droite, qui a pu maintenir intact son réservoir d’arguments déjà anciens : conception d’une France éternelle et rejet des principes d’égalité forgés par la Révolution française ; réhabilitation de l’héritage colonial ; défense d’une identité perpétuellement menacée par la présence de l’Autre, de l’étranger.

L’image de notre pays s’est également assombrie ces vingt dernières années où des campagnes incessantes expliquent que derrière chaque immigré venant d’un pays de culture musulmane, se cachait un terroriste. Sans même moderniser son vocabulaire, si bien mis en évidence par l’historien Zeev Sternhell dans La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : Les origines françaises du fascisme (Gallimard 1997), l’extrême droite française, tous courants confondus, progresse à grande vitesse, et s’enracine dans une société privée de ses points de repères historiques.

Car la tradition historique française est bien celle de l’hospitalité envers les réprouvés, les persécutés, les hommes et les femmes qui fuient la terreur et la barbarie pour aller vers la patrie des droits de l’homme. On ne peut pas combattre la dictature de Bachar Al-Assad ou la barbarie de l’Etat islamique, et refouler ceux qui la refusent, la subissent.

Retrouver les chemins de la mobilisation militante

Ce n’est pourtant pas vers la France, que les « migrants » (mot étrange qui sert d’écran à celui de réfugiés) se dirigent. Mais vers d’autres pays. En particulier l’Allemagne, où ses dirigeants ont déclaré vouloir accueillir des centaines de milliers de réfugiés. Et l’image de ce pays, assombri comme on le sait par le passé de la guerre, s’est brusquement modifiée. Tout n’est pas pourtant joué en France, dans le combat essentiel pour renverser les regards, affronter les préjugés négatifs sur les réfugiés.

La jeunesse, toujours aux avant-postes pour les combats sur les valeurs de liberté, peut retrouver les chemins de la mobilisation militante, comme on a pu le voir dans les années 1980.

Si l’on donne les moyens aux organisations antiracistes de se déployer à nouveau ; si l’on renforce les outils de la connaissance, dans les établissements scolaires, ou dans d’autres lieux, comme le Musée national de l’histoire de l’immigration, inauguré récemment par le président de la République (après tant d’années d’isolement et de mise au secret des histoires migratoires qui ont fait la France) ; si une parole politique qui a du poids venant des sommets de l’Etat, ou des partis politiques républicains, réaffirme avec force à une opinion déboussolée ce qu’est la tradition française d’accueil… Si, si, si… mais le temps presse, et il serait bon de souhaiter maintenant la bienvenue à ceux qui fuient la terreur et la guerre.

Un dimanche de septembre

Manu avait repris un abonnement au R.C Lens pour cette nouvelle saison en ligue 2 de son équipe préférée. Il n’aura pas eu le temps de voir un seul match dans le stade complètement rénové. Il était supporter de Lens depuis toujours. Un jour nous avions fait un film, une fiction dans le cadre d’un stage Afdass et Manu nous avait prêté une écharpe du R.C Lens. Un personnage du film était supporter de l’équipe de Lens et allait assister à un match, au stade Bollaert. Manu nous avait dit, je vous prête l’écharpe mais j’espère que ça n’est pas pour vous moquer de Lens. On l’avait rassuré aussitôt puisque c’est tout le contraire qu’on voulait faire. Mettre en valeur cette équipe et ce stade mythique même si aujourd’hui ils traversent une mauvaise passe. Tout à l’heure, devant le funérarium de Bully les Mines, un ami de Manu disait à Hugo, le fils de Manu,  qui est lui même footballeur dans l’équipe des minimes d’Aix Noulette, pour le taquiner, Tu as vu, Lens n’a pas perdu cette semaine ? Ce à quoi le fils de Manu a répondu, Bien évidemment, gros malin, ils n’ont pas joué… Puis des gens sont arrivés, les bras chargés de fleurs, Hugo est allé leur ouvrir la porte et les guider, comme il l’avait fait avec moi, jusqu’au salon funéraire, ou repose son père. Et y retrouver Anne-Marie, sa mère et Lisa, sa soeur, toutes deux assises au chevet de Manu.

Invitation au voyage, Charles baudelaire

Mon enfant, ma soeur,/Songe à la douceur/D’aller là-bas vivre ensemble/Aimer à loisir/Aimer et mourir./Au pays qui te ressemble/Les soleils mouillés/De ces ciels brouillés/Pour mon esprit ont les charmes/Si mystérieux/De tes traîtres yeux/Brillant à travers leurs larmes/Là tout n’est qu’ordre et beauté /Luxe calme et volupté. /Des meubles luisants,/Polis par les ans,/Décoreraient notre chambre,/Les plus rares fleurs/Mêlant leurs odeurs/Aux vagues senteurs de l’ambre,/Les riches plafonds,/Les miroirs profonds,/La splendeur orientale,/Tout y parlerait/A l’âme en secret/Sa douce langue natale./Là, tout n’est qu’ordre et beauté,/Luxe, calme et volupté./Vois sur ces canaux/Dormir ces vaisseaux/Dont l’humeur est vagabonde ;/C’est pour assouvir/Ton moindre désir/Qu’ils viennent du bout du monde./Les soleils couchants/Revêtent les champs,/Les canaux, la ville entière,/D’hyacinthe et d’or ;/Le monde s’endort/Dans une chaude lumière./Là, tout n’est qu’ordre et beauté,/Luxe, calme et volupté.

Fai-AR

La Fai-AR (l’école des arts de la rue) nous demande d’assister à une réunion à Marseille pour faire le bilan des tutorats qui concernent les étudiants sortant de l’école cette année, ou de faire la rencontre par Skype. Nous avions travaillé avec Marie Delaite, qui auparavant avait fait un stage à la compagnie, lors d’un portrait de village à Aire sur la Lys (la Venise du Pas de Calais) et au Carreau du Temple (à Paris) pour sa réouverture. La saison dernière, nous nous sommes rendus à plusieurs reprises à Marseille pour suivre l’avancée des travaux de Marie D., en vue de la réalisation d’une performance qui a eu lieu en mai 2015. On nous demande de réfléchir à ce qui pourrait mieux se passer dans la collaboration du tuteurE et son étudiantE et si le travail de l’étudiantE a correspondu à nos attentes et à son projet initial. Il y a dans ce travail, dans cette relation, une grande part de subjectif, voire d’aléatoire. Il s’agit d’accompagner l’étudiantE dans sa réflexion et de le ou la conseiller du mieux qu’on peut. Sans rien imposer. De laisser toute la place à sa propre construction, ses propres envies. Au résultat, c’est une expérience formidable qu’on espère partagée par l’étudiantE et l’école, mais ça ne peut pas correspondre au final à ce qu’on a pu imaginer que ce serait. Il n’existe aucune solution toute faite dans ce métier. Personne n’a jamais raison quant à savoir ce qu’est l’art. On ne peut imager qu’un transfer d’expériences. Il s’agit de donner et l’étudiantE dispose. Prend et laisse. Le résultat nous surprendra quoiqu’il arrive. Avec bonheur. Et c’est bien ce qui s’est passé.

C’est pas permis

Manu (de Culture Commune) est mort. On l’a vu dernièrement à la pharmacie des terrils, il semblait bien aller. On avait parlé de sa reprise. Dans un premier temps, il voulait recommencer par un mi-temps thérapeutique. Il va manquer énormément à Culture Commune. Il y travaillait depuis l’ouverture de la Fabrique. Depuis l’association de HVDZ avec Culture Commune. Dernièrement il avait repris des études pour obtenir sa licence avec celui qui l’a conseillé et guidé aimablement  dans cette entreprise, Amos qui enseigne à la faculté d’Arras. Nous avions parlé des heures dans la plus grande sincérité de théâtre et de vie sociale, de vie tout court. Comment le théâtre pouvait nous aider à tenir le coup ? Manu avait rédigé un nombre de pages considérable, faites de sensibilité, d’engagement, de militantisme, d’humour. A son image. Et voilà qu’ aujourd’hui Manu s’en est allé. C’est infiniment douloureux. Pour nous tous, sa femme, ses enfants. Il connaissait les quartiers du 11/19 comme sa poche. On a fait du porte à porte à porte ensemble. On s’est vu à la fête de Culture Commune, en fin de saison dernière, aux Constellations. Tout allait bien.

quelqu’un qui s’en va en Pologne

Nathalie Piat, la conseillère-théâtre de la Direction des Affaires Culturelles de Lille est partie travailler en Pologne dans un institut culturel français ou une alliance. Elle nous avait dit qu’elle resterait quelques années à Lille et qu’elle finirait volontiers sa carrière à l’étranger. La voilà en poste en Pologne. Quelle bonne idée ! Elle y est avec son mari, Jacques Lescuyer qui était directeur des affaires culturelles de l’université de Lille I. Jacques nous avait sollicités pour une intervention à l’université lors d’un colloque sur la culture et le territoire, au milieu de sommités universitaires, tous plus capés les unes que les autres. Bardées de diplômes et de doctorats en anthropologie, ethnologie et en sociologie. Toujours du mal à me sentir légitime dans ce type de rencontres. Mais on l’a fait. On l’a fait. Et c’était un honneur d’être invité à la table de tous ces savants. Bonne route à tous les deux !

Allez ! Allez ! Allez !

C’est reparti. L’organisation, les tournées, les résidences, les stages, les Veillées… Pourtant si j’ai bien lu ce que j’ai lu ces derniers temps, tout est grundlos (sans fondement). Grundlos, la conscience. Grundlos, la volonté (ou le vouloir). Y a que la musique qui compterait. La musique, l’art en général (et le sport ?), ce serait comme une leçon de vie, une joie de vivre… Faut y croire ! C’est ce qui compte. C’est comme tout le reste. Sinon, effectivement, tout est grundlos. Et comme dirait Camus, pire que le désespoir, c’est l’habitude du désespoir ! On est comme une équipe sportive (je veux dire soi-même ) qu’il s’agirait de motiver en permanence. On lâche rien. On va de l’avant. On y croit. C’est pas parce que ceci ou cela qu’on est moins je ne sais quoi. On s’en convainc, on n’est pas des grundlos. Imagine un peu, t’ arrives sur un terrain de foot, avec ton équipe, qui s’appelle les grundlos,  peu de chance que tu marques des buts ! Grundlos, non seulement, c’est sans fondement et en plus sans finalité. Donc t’es devant le but (la finalité), tu fais exprès de tirer à côté. Ou t’attends que le goal revienne pour lui mettre le ballon dans les mains. C’est pas du jeu.

Ne pas oublier mes bouchons d’oreille

On aurait un train à Arras dans l’après-midi pour la côte d’Albâtre. Avec le temps qui est prévu, il faut décoller mercredi à sept heures du matin pour ne pas se faire saucer toute la journée et emmener par les bourrasques de vent en haut des falaises. On sera bien content d’arriver à destination. Je devrais être plus tranquille le lendemain et j’ai prévu un trajet plus court. Pour les autres jours, on n’est encore sûr de rien en ce qui concerne la météo. Je ferai un sac le plus léger possible. Que les médicaments. Et des vêtements de pluie. Je ne compte pas m’arrêter, je ferai mes trajets d’une traite sauf si j’ai un peu de soleil et de chaleur. On n’est pas parti longtemps (j’ai perdu du souffle) et j’ai intérêt à marcher vite, sinon je vais me faire avoir par la nuit en haut des falaises. Mais je me réjouis, je ne vais penser à rien d’autre parce que ça va être dur. J’embarque un livre et c’est tout. Nizan, la Conspiration.

Insomnie, R. Carver

L’esprit ne peut pas dormir, ne peut que rester éveillé / à se goinfrer, écoutant la neige se rassembler / comme pour un ultime assaut. / ll voudrait que Tchekhov soit là pour lui administrer quelque chose -trois gouttes de valériane ou un verre  / d’eau de rose- n’importe quoi, ça lui serait égal / L’esprit voudrait sortir d’ici, / s’en aller dans la neige. Il voudrait galoper / avec une meute de bêtes hirsutes, tous crocs dehors, / sous la lune, à travers la neige, ne laissant / ni traces ni fumées, ne laissant rien. / Il est malade cette nuit, l’esprit. /