Bernard Battu (1)

Lissier depuis 43 ans,  je travaille à Aubusson. En 1967, j’ai fait une formation en arts déco. Le métier évoluant, je l’ai appris en fréquentant les lissiers de la région. Huit ans chez Roland Graff. 10 heures par jour sept jour sur sept. Ensuite Roland Graff m’ a dit, tu peux aller ailleurs maintenant, je t’ai tout donné ce que je savais. Il a fallu acquérir ses galons à la force du poignet (le placement de la laine dans les fils tendu vaut à certains lissiers de contracter cette maladie dont souffrent certains joueurs de tennis, le tennisellbogen). J’ ai eu un parcours itinérant qui m’a permis de m’imprégner de différents savoirs faires. J’ai travaillé avec Gisèle Brivet, qui était avec Gilles Paris, les Jean Sébastien Bach de la maille à Aubusson.

Bernard Battu, maître lissier à Aubusson (2)

J’ai tissé des oeuvres de nombre d’artistes peintres connus et aussi des peintures d’enfants. Pour travailler avec les artistes connus je passe de deux jours à plusieurs mois avec eux pour savoir qui ils sont. Pour savoir ce qu’ils veulent dire en tout. Vouloir devenir eux. J’approche à tatons. J’ avance une bougie à la main dans un tunnel. Mais il s’agit de tâtonner le plus juste possible et de travailler comme les comédiens le font. Prendre le costume des artistes, facétieux ou dramatiques. Etre des Schubert de la peinture ou de l’architecture et de la laine. Des écorchés vifs. Le côté douloureux de certains artistes, on se le prend sur le dos. On se le prend dans le coeur aussi. Parfois, ça dure au delà du tissage. Parfois ça me poursuit pendant des mois. Ça m’est arrivé avec les vitraux de Margelet. C’est des tissages qui laissent passer beaucoup de lumière et c’est des tissage en fil de fer. Il y a plus de vide que de plein et ça raconte… ça fait penser à la déportation, toutes les déportations. (Le peuple aubussonais, le peuple des Lissiers étaient souvent protestant et lors de la révocation de l’édit de Nantes a émigré en Allemangne . Pour la plupart à Nuremberg. Quelle ironie de l’histoire ! ) La métaphore de Jean Fourton le dit très bien , la déportation, c’est une sorte de soleil déraciné de son ciel. On sait que les déportés de la deuxième guerre mondiale vivait ça. On avait changé le soleil de place dans leur vie et  dans tout ce qu’ils vivaient…

J’essaye d’éponger le travail à cent cinq ou cent dix pour cent de ce qu’un artiste veut dire pour en restituer le plus possible dans ce que je dois tisser. Je travaille toujours en musique. Szimanovski et Irwin Shulhof, par exemple. Pour ce travail sur la déportation, ça m’avait amené un peu trop loin d’ailleurs… Après c’était difficile de faire marche arrière. C’est comme tomber au fond d’un puits et puis essayer de s’accrocher aux pierres pour remonter au bord de la margelle. Je ne l’avais jamais éprouvé avant aussi fort.

Bernard Battu, maître lissier à Aubusson (4)

J’ai abordé une oeuvre de Garouste qui habille un lycée à Gland en Suisse,  c’est la plus grande de ma vie . Elle fait douze mètres de haut par quatre de large.  Elle fait 180 kg. Elle est faite de mille fils de chaîne de nickel, des câbles de nickel qui sont de la grosseur de câble de frein de vélo. Plus on allait sur la droite du métier, plus ils étaient transparents.  L’arrête extérieure de cette oeuvre était complètement transparente et laissait apparaître l’intérieur de l’oeuvre enroulée de fils de nickel,  qui était plus opaque. Cette oeuvre décrit l’eau dans tous ces états. Ça évoque l’eau sans représenter une moindre goutte d’eau. Mille fils comme un piège à lumière.

Un petit dialogue reconstitué au fil des jours

Quand on arrive ici on se dit C’est super, 400 euros de loyer par mois pour toute cette surface, génial, la verdure, la campagne autour, le silence. Alors on nous a dit Vous verrez, le vrai passage, c’est le premier hiver. Nous : Ouais, l’hiver, ça va, on connaît, quand même. Mais la pierre, c’est peut-être beau, mais à chauffer, tu comprends tout. Quand tu choisis ta maison tu commences par regarder les huisseries. Le double-vitrage ici on connaît pas. 500 euros par mois d’chauffage et t’apprends ta géographie. Un coteau, tu sais c’que c’est, l’exposition au sud, tu sais c’que c’est. Et puis tu deviens sourcier, aussi. Tu sais que là, si y’a des mousses vertes, c’est le nord. Tu sais que là, si c’est humide, t’y vas pas, tu prends pas.
Et puis les femmes, dans leurs sacs, ici, elles ont des lampes de poche. Et dans la voiture tu prends ton duvet et une couverture de survie. Pas mal de gens ont un couteau, aussi.
Bon, au printemps, quand il fait beau, là, on sort. Et là, on fait la fête.
Mais nous on a les rosiers qui ont gelé en mai !, la deuxième quinzaine de mai, vous vous rendez compte !

Atelier puissance deux

Juste à côté de la boulangerie (où on trouve entre autres le chocolat qu’on peut emmener avec soi pour aller voir Martine et France-Odile, parce que ça leur fera toujours plaisir), on trouve l’atelier de tissage A2. Au milieu des couleurs et du bois, des images et des fils, dans la lumière et le calme, Martine, France-Odile et Nadia tissent. Il règne ici un équilibre des choses. L’équilibre des tabourets aux pieds sciés pour ménager la posture des lissières, l’équilibre des lumières suspendues, des bobines accrochées aux murs, des pans de rideaux translucides qui découpent les deux pièces en plusieurs espaces. Et aussi il faut le dire une sorte d’équilibre des âmes. Martine et France-Odile tissent leurs propres créations. Elles travaillent aussi avec des artistes. Et puis elles jouent le jeu de l’embauche et de la perpétuation, pour que leur métier continue : Nadia, qui a fini sa formation l’année dernière, est là en C.D.D., pendant six mois, pour que l’atelier puisse honorer une grosse commande pour l’artiste Cécile Le Talec. Cette tapisserie de huit mètres sur deux mètres vingt, sans envers (chaque jour, les lisseuses passent un temps fou à rentrer tous les fils) représente les courbes sonores d’un chant d’oiseau. Elle sera dressée, telle un grand cylindre, à l’intérieur duquel le visiteur pourra pénétrer. Elles ont six mois pour finir, six mois !, c’est très court. En juin, ça doit être fini. La tombée de métier, c’est un moment très officiel, public, solennel. Mais les trois dames préféreraient ne pas être là, parce qu’en fait, la tombée de métier, c’est très intime, c’est comme un accouchement, parce que non seulement on voit la tapisserie à l’endroit pour la première fois, mais aussi parce qu’on la voit dans son ensemble pour la première fois. Vous imaginez ?