Le grand dégoût culturel / Alain Brossat
la culture est un bain, un milieu dans lequel on est immergé, tout sauf un ensemble articulé de savoirs que l’on maîtrise et que l’on oriente selon des fins que l’on s’est assignées. La culture d’aujourd’hui, en ce sens, est tout sauf « encyclopédique », elle est cumulative, elle est un magasin et non un tableau. Elle « fatigue », elle « dégoûte », parce qu’elle est cette jungle dense dans laquelle nous éprouvons toujours plus de difficultés à nous orienter, où nous échouons toujours davantage à établir des hiérarchies, à installer des articulations. La culture nous « habite », elle est toujours « déjà là », nul besoin de nous en approcher pour nous approprier, selon des desseins qui nous appartiennent en propre, tel savoir particulier, telle œuvre, telle information…
Les encyclopédistes travaillaient dans un horizon où le savoir partagé était toujours trop rare, trop incertain, et constamment menacé par les superstitions et le fanatisme. Nous, au contraire, vivons dans un monde où la culture nous est toujours donnée en excédent, et c’est ce trop de biens culturels – comme il y a dans nos sociétés trop de marchandises, trop de nourritures, trop de vêtements, trop de voitures, trop de jouets, trop de meubles – qui nous fatigue et nous dégoûte, car nous ne savons plus dire ce qui importe vraiment parmi la multitude des romans qui paraissent, des émissions qui nous sont proposées, des enseignements qui sont dispensés, des musiques que nous entendons, ni même ce qui, tout simplement, propose un sens susceptible d’investir ou d’intensifier nos existences.
Le grand dégoût d’aujourd’hui, c’est celui qui a saisi une société obèse de culture, et qui subit l’injonction d’avoir à se montrer toujours plus cultivée, toujours plus civilisée en tant que cultivée et qui, depuis longtemps, ne sait plus distinguer l’horizon du bonheur commun de celui sur lequel se déploie ce processus d’insensibilisation généralisé : notre devenir culturel.