… On ne peut pas ne pas voir qu’il y a une fraction de salariat content et que ceci pose un problème au schéma bipolaire capital / travail. On ne peut donc pas simplement écarter ce problème en invoquant des effets d’idéologie. En fait, depuis la montée de ces salariés bizarres que sont les cadres – ces archétypes du salariat content et mobilisé matériellement du côté du travail mais symboliquement du côté du capital –, le schéma antagonique pur est à la peine. Je pense que le nouveau régime de mobilisation appelle davantage encore à penser plutôt en termes de continuum, et plus précisément d’un continuum d’affects : depuis les plus tristes, pour qui le travail n’est pas autre chose que le moyen de la survie, jusqu’aux plus joyeux pour qui il recèle d’intenses satisfactions. Toute la question étant celle de l’immense effort par lequel le néolibéralisme entreprend de refaçonner le désir des individus comme désir de réalisation de soi par le travail… que les entreprises se proposent précisément de combler. Et pour certains, ça marche ! Au lieu du clivage massif capital / travail, il y a donc toute la variété des situations affectives des salariés, dont certains marchent allègrement pour le capital, et d’autres pas. La situation se complique du fait que, contradictoirement, le néolibéralisme maltraite les salariés comme jamais, au moment même où, par ailleurs, il entreprend de les réjouir. Je me demande d’ailleurs si ça ne simplifie pas la situation plutôt que ça ne la complique car, en dépit de tous ses efforts, le néolibéralisme répand partout de la violence et du mécontentement. Le mécontentement devient trans-groupes sociaux et tend à recréer une configuration de polarisation. La force motrice de l’histoire du capitalisme, ça n’est donc pas le salariat tout court : c’est le salariat mécontent. Et quand le mécontentement salarial atteint un point critique, il n’est pas exclu que l’histoire se remette en marche…