Comment contrer les médias dominants ? (extrait du journal Terrain de Luttes)

Comment contrer les médias dominants ? Le quartier de La Villeneuve affronte France 2 au tribunal
15 mai 2014 !

Ce jeudi 15 mai, les habitants du quartier de La Villeneuve (Grenoble) prennent leur revanche contre la chaîne France 2 qui a diffusé en septembre dernier, dans Envoyé Spécial, un reportage réduisant, pendant 26 minutes, leur « cité » à « un ghetto » « replié sur lui-même », « synonyme d’échec » et gangréné par la « violence » des « bandes qui occupent le pavé ». La plainte en diffamation déposée en décembre par une association du quartier est enfin examinée par le tribunal de Grenoble. Mais cette riposte sur le terrain judiciaire a aussi valeur de test. C’est en effet une première tant il est difficile pour les habitants des quartiers populaires de trouver les moyens de répondre aux discours journalistiques dévalorisants dont ils font l’objet, alors que l’information télévisée accorde toujours plus de place aux faits divers. Pendant des mois, leur mobilisation pour obtenir (en vain) un droit de réponse sur France 2 a au moins permis de questionner les pratiques des médias dominants dans les quartiers populaires, et de révéler les rapports inégalitaires que les grandes rédactions nationales entretiennent avec ces habitants.

26 septembre 2013, sur France 2, Ghislaine Chenu, l’une des deux co-présentatrices de l’émission Envoyé Spécial introduit le deuxième reportage de la soirée : « Nous allons revenir maintenant sur un fait divers: il y a un an Kevin et Sofiane, deux jeunes sont morts lynchés dans la banlieue de Grenoble. Leurs agresseurs présumés venaient du quartier de La Villeneuve. Nous avons voulu comprendre comment un tel déchaînement de violence a pu venir de cette cité. Une cité qui s’est rêvée idéale, un modèle d’architecture plus humaine, de la mixité sociale, du sport, de la culture au cœur du quartier. (…) Aujourd’hui, là-bas, près d’un jeune sur deux est au chômage, les dégradations et les violences augmentent. Alors qu’est devenue l’utopie? Amandine Chambelland a passé plusieurs semaines à la Villeneuve : regardez son document ». Suit alors un reportage de 26 minutes. Mais le téléspectateur en attente d’une enquête sur l’évolution de l’« utopie » et de la « mixité sociale » de ce quartier de 14 000 habitants sera frustré.

Aucune donnée statistique comparant, par exemple, la population actuelle de La Villeneuve avec celle des premiers emménagements n’est donnée. Dans quelle mesure la part des classes moyennes et supérieures dans le quartier a-t-elle chuté ? Le reportage ne le dit jamais. Tout au plus apprend-on (à la 25ème minute !) que « l’ancienne cité radieuse est devenue une enclave de précarité de 40 nationalités, 80% de logements sociaux et 30% de chômage ». Pour tout bilan sur le projet « de cité idéale » à l’origine de la création de La Villeneuve, le reportage se contente de juxtaposer (à la 18ème minute) des images d’archives de 1973 confrontées à l’interview actuelle de Jean-François Parent, l’un des urbanistes concepteurs et habitant du quartier, et les témoignages de quatre autres « anciens », toujours domiciliés à La Villeneuve. Une évocation des « premières heures » du quartier qui ne dure au total qu’à peine plus de 4 minutes. Alors à quoi est donc consacré ce « document » d’Envoyé Spécial ? Au « lynchage » de Kevin et Sofiane « par une bande du quartier » l’année précédente, comme l’évoque en introduction la présentatrice pour justifier ce reportage ? Non plus : le souvenir de ce drame n’est seulement abordé que pendant 13 secondes, à la 9ème minute.

Dès les premières secondes, plutôt que de se distinguer par une quelconque singularité, le « document » d’Amandine Chambelland s’apparente plutôt aux productions standardisées sur la « délinquance dans les banlieues » que les chaînes commerciales de la TNT déversent chaque soir sur les écrans. La première séquence du reportage sacrifie ainsi à la désormais traditionnelle scène de patrouille nocturne de la police, la caméra embarquée dans la voiture de service, puis sur les talons de « deux membres de l’unité canine ». Dans un montage d’images resserrées, le téléspectateur assiste successivement, en moins de 4 minutes, à une intervention sur un incendie de voiture, au contrôle « tendu » « d’une quinzaine de jeunes » qui « ont fumé du cannabis et bu de l’alcool », à un jet de projectiles sur les agents et à une course poursuite dans l’obscurité derrière un « groupe » invisible. Le commentaire de la journaliste qui accompagne ces images parle « de quartier sensible », « de guerre de territoire », « de bandes qui prennent possession des lieux », d’« enclave », d’un quartier qui « vit replié sur lui-même », d’une « forteresse », de « trafics » et de « squats »… La suite de ce reportage intitulé « La Villeneuve : Le rêve brisé » se déroule de jour, mais continue à aligner les représentations stéréotypées des quartiers populaires. Le téléspectateur fait alors la connaissance de « mères isolées » qui tentent de « protéger leurs enfants (…) loin des bandes qui dehors occupent le pavé », puis de « jeunes » qui « tiennent le mur » et « veulent faire leur show devant la caméra », d’élèves violents dans le collège du quartier, de « voyous » (comme « Zepek » condamné, d’après la journaliste, pour sa participation aux « émeutes » de 2010) qui terrorisent les habitants ou se livrent aux trafics d’armes…

Dans la scène la plus angoissante du reportage, la journaliste rencontre un « contact » qui lui montre « une arme de guerre » utilisée « pour défendre le trafic de stupéfiants », et qui tire, devant elle, à trois reprises sur une pancarte « au pied des tours », en pleine nuit. La tension narrative retombe certes un peu avec la diffusion des images d’archives dont il a été question plus haut, celles-ci présentant notamment des enfants en train de jouer dans les coursives et une femme au piano. Mais l’interview actuelle des « anciens » est ensuite principalement consacrée à l’agression que l’un deux a subie récemment de la part de « jeunes ». Et l’accumulation des déviances et des signes du mal-être régnant dans le quartier se poursuit. La journaliste lit le « journal de bord » d’une « anonyme » qui raconte les nuisances et les agressions de toute sorte, avant de présenter le cas d’une femme de 79 ans atteinte « d’une grave dépression », pour illustrer la surreprésentation des pathologies mentales dans le quartier.

La véritable originalité du « document » d’Amandine Chambelland tient peut-être à la place qui est réservée, dans cet angoissant tableau, aux « roms ». Très souvent stigmatisées dans les discours publics, les familles de roms sont classées dans le reportage parmi le camp des victimes de « jeunes » qui n’hésitent pas à les prendre elles-aussi pour cible, au point que des familles ont préféré fuir La Villeneuve.

Dans les heures et jours qui ont suivi sa diffusion, le reportage a logiquement suscité une vague d’indignations et de contestations sans précédent. Au point qu’une mobilisation s’est progressivement mise sur pied pour répondre à une représentation médiatique du quartier qui apparaît à beaucoup comme partielle, voire « caricaturale », car focalisée sur les violences. Il ne resterait donc rien de la mixité sociale, et des activités sportives et culturelles, que la présentatrice de l’émission pointe, elle-même, en introduction comme des traits constitutifs de l’identité originelle du quartier ? Des dizaines de lettres ont été adressées à Envoyé spécial et à Amandine Chambelland pour dénoncer cette production monochrome. Dans ces courriers, des habitants ou des militants associatifs se félicitent aussi d’avoir refusé de répondre aux questions de la journaliste (pressentant la tournure du reportage), tandis que d’autres écrivent s’être senti-e-s « trahi-e-s », soit que leurs propos aient été, selon eux, détournés au montage, soit que les nombreuses initiatives « positives » du quartier qu’ils ont évoquées en interview ont été complètement éludées. Même un journaliste de la station locale de France 3 reproche par écrit à l’émission d’avoir « jeté en pâture aux téléspectateurs un quartier où seul transparait le négatif, la violence, la peur, la haine, la misère (…) votre journaliste a multiplié les clichés, montré des jeunes assoiffés de haine, une police prête à en découdre, instrumentalisé les rares habitants qui ont accepté de se confier (…) dans le seul but de faire de l’info spectacle ! ».

Mais comment riposter et surtout faire rectifier le discours et l’image qui ont été donnés de La Villeneuve ? C’est la question récurrente qui va traverser et motiver les débats des nombreuses mobilisations qui n’ont pas cessé depuis la diffusion de septembre. Deux pétitions sont lancées (l’une émanant plutôt de militants et d’habitants du quartier[1], l’autre de la majorité municipale) pour demander « un droit de réponse pour (…) rétablir la vérité », « des explications au PDG de la chaîne » et exiger « qu’un nouveau reportage conforme à la réalité » soit diffusé dans Envoyé spécial. Elles recueillent plusieurs milliers de signatures. Sans succès. Les deux présentatrices d’Envoyé spécial n’ont jusqu’ici daigné répondre à l’indignation et aux requêtes des habitants que par médias interposés (dans le quotidien régional local, Le Dauphiné Libéré, sur France Bleu Isère, etc.), contribuant ainsi à entretenir la distance sociale qui sépare France 2, média dominant, de ce quartier. Le 30 septembre, dans une lettre à l’un des animateurs du collectif de lutte, Ghislaine Chenu et Françoise Joly se sont même opposées à la projection du reportage, dans le cadre d’un débat organisé dans un local associatif de La Villeneuve, prétextant que « France Télévisions » détenant les « droits » d’exploitation devait donner son « autorisation », et qu’il était « peu opportun » de débattre en leur absence ! Rencontrer les responsables du magazine est malheureusement chose difficile pour les habitants. Marraine de la dernière promotion d’étudiants en journalisme de Science Po Grenoble, Françoise Joly a annulé sa venue à la remise de diplôme organisée en novembre, officiellement pour raisons personnelles, alors qu’une délégation d’habitants espérait lui faire part à cette occasion, de vive voix, des effets discriminants d’un tel reportage, dans la recherche d’un emploi, la revente d’un appartement, etc…

Malgré le risque de voir la mobilisation s’essouffler au fil des semaines, les réunions publiques de décryptage collectif du reportage et de réflexion sur les suites à donner aux mouvements ont continué à rassembler plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de personnes. Une projection d’un film documentaire « Villeneuve La joie » en réponse à Envoyé spécial a par exemple été organisée. Trois groupes de travail (Action / droits de réponses / soyons les médias) ont été constitués et progressivement le choix de déplacer la lutte sur le terrain judiciaire s’est fait jour. Après avoir rencontré le représentant local du « défenseur des droits », le collectif d’habitant s’est ainsi décidé à déposer une plainte pour diffamation contre le président de France Télévisions, qui est portée par l’ « Association des Habitants de la Crique Sud ». Et une collecte de fonds a permis de réunir plus de 4000 euros pour financer les frais d’avocat. Alors qu’on ne l’attendait plus, un premier signe d’encouragement est venu début janvier 2014 avec la prise de position du Conseil supérieur de l’audiovisuel qui a estimé que « la chaîne a manqué aux obligations de son cahier des charges », en ne respectant pas « totalement » « la nécessité d’assurer la diversité des points de vue sur un sujet prêtant à controverse », et que le reportage n’apparaissait « pas suffisamment équilibré ». De manière plus explicite encore, le CSA « déplore en particulier que seuls les aspects négatifs du quartier aient été mis en avant, stigmatisant l’ensemble du quartier de la Villeneuve. »

Si les condamnations de groupes de presse pour diffamation sont rares, le procès devrait permettre au moins de questionner les pratiques et les discours journalistiques réducteurs et disqualifiants dont les banlieues font si régulièrement l’objet depuis plus de 30 ans. D’ici le verdict, le collectif d’habitants a au moins apporté un premier démenti à l’argumentation stéréotypée d’Envoyé spécial. En réussissant à porter l’affaire au tribunal, il a démontré que ce quartier, où de nombreuses expérimentations dans le domaine de la vidéo et la télévision locale ont été menées, disposait encore de ressources intellectuelles, culturelles et militantes bien réelles. N’en déplaisent aux responsables du journalisme de l’audiovisuel public qui ont endossé depuis longtemps la même perception des milieux populaires que celles des chaines commerciales.

Ce procès – que Terrains de Luttes suivra de près – sera peut être enfin l’occasion de s’interroger sur les pratiques journalistiques dès lors qu’elles ont pour cadre les quartiers populaires.

Terrains de luttes

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[1] http://www.petitions24.net/apres_villeneuve__le_reve_brise

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