lepave.org : Manifeste d’auto-dissolution et de refondations …

Nous, Annaïg Mesnil, Emmanuel Monfreux, Sylvie Tuaillon, Gaël Tanguy, Alexia Morvan, Regis Leprêtre , Francine Mahé, Stephane Furet, Anthony Brault nous sommes réunis la semaine du 24 au 28 mars 2014 pour analyser notre aventure collective, notre fonctionnement, notre travail. Nous avons été accompagnés dans cette démarche socianalytique par Patrice Ville et Christiane Gilon et nourri de petits plats savoureux mais aussi de beaucoup d’attention par Ali et Anthony. Nous avons aussi alimenté nos réflexions des analyses critiques de nos ami-e-s, allié-e-s, collègues des autres scop, qui nous ont fait la joie de répondre à notre invitation : Héléna, Angela, Rozenn, Brenda, Audrey Laurent, Isabelle, Mathieu, Anne-Laure, Wallou, Selma, Hugo, Sid, Joackim, Katia, Yann nous vous remercions.
A l’issue de cette semaine nous décidons de dissoudre la SCOP le PAVE le 31 décembre 2014 et de tenter une refondation pour mieux développer notre désir d’éducation populaire politique, transmettre un patrimoine, continuer d’inventer un métier.
Nous avons pris du plaisir individuel et collectif dans cette aventure, cette décision n’est pas facile à prendre mais nous la prenons parce que :
Nous n’avons pas suffisamment su…
Nous n’avons pas su identifier le modèle du « surhomme », patriarcal et capitaliste que nous avons embarqué avec et en nous dans cette aventure. Ainsi par exemple nous n’avons pas su nommer et prendre en compte les peurs inhérentes à nos exigences politiques, peurs qui ont provoqué et accentué les recours à des comportements virilistes, tant dans nos modes d’intervention que dans nos relations interpersonnelles.
Nous n’avons pas su suffisamment résister aux sirènes de la société du spectacle et aux rapports de séduction-fascination qu’elles emportent avec elles, y compris dans nos rapports avec les stagiaires de nos formations. Nous n’avons pas su contrer les effets de notoriété, et empêcher que l’existence de cette structure mette dans l’ombre une myriade d’expériences d’éducation populaire toutes aussi riches que la nôtre et auxquelles nous avons parfois emprunté le patrimoine.
Nous n’avons pas su suffisamment prendre en compte la réalité de la base matérielle de l’exercice du métier dans une logique économique de marché que nous contestons, c’est-à-dire à trouver un modèle économique qui permette de l’exercer sereinement sans se compromettre ni se résigner, sans entraîner un sur-travail structurel.
Nous n’avons pas su travailler suffisamment les conditions de préparation, de bilan et d’accompagnement des suites de nos interventions ce qui aurait permis d’évaluer les effets de notre action, de construire l’art de notre métier, de travailler nos désaccords et d’améliorer la qualité de nos interventions pour faire de notre métier un ouvrage collectif permanent reconnu à sa juste valeur.
Nous n’avons pas su nous appliquer suffisamment en interne ce que nous préconisons en externe. Nous avons ainsi géré trop souvent nos contradictions et désaccords dans une culture de l’affrontement qui put mettre à mal les personnes. De cette expérience, nous n’avons pas suffisamment réussi à faire émerger des règles et des lois encadrant l’exercice de notre métier ou de notre autogestion. A déconstruire trop souvent nos choix politiques, nos décisions, notre fonctionnement, nous avons parfois reproduit des formes de « lois de la jungle » et nous nous sommes épuisés-es tant et si bien que nous nommions déjà depuis quelques mois des situations de souffrance au travail sans arriver à nous en extraire. Il aurait certainement fallu faire face à ces constats, fabriquer du droit qui nous protège syndicalement et humainement, contre les effets de l’organisation du travail, tant dans nos conditions de travail que dans l’étalage de nos intimités personnelles et de notre intimité collective. Notre difficulté à respecter nos décisions, notre incapacité à répartir dans le temps la réalisation de nos désirs politiques, nos déconstructions permanentes, nous ont empêchés de voir dans la fatigue de toutes et tous les effets du sur-travail, les symptômes d’une autogestion non aboutie.
Nous avons tenté de dénoncer et travailler « à l’extérieur » les dominations de tous ordres mais nous n’avons pas suffisamment pris en considération et travaillé en interne les effets de dominations émanant des rapports sociaux, notamment ceux de classe et de sexe, ni les effets de pouvoir liés aux formes de savoir reconnu ou non, ou encore les effets de pouvoir liés à l’ancienneté. Ainsi, nous n’avons pas suffisamment su faire émerger une égalité de droit à partir d’inégalités de fait, ni suffisamment reconnaître la qualité du travail de chacune et chacun à sa juste valeur pour qu’elles et ils aient le désir de poursuivre l’aventure.
Nous n’avons pas su nous mettre à l’école des expériences de nos alliés-es, ni cultiver les savoirs-faire stratégiques de l’action collective issus des mouvements d’émancipation d’hier et aujourd’hui. Nous avons ainsi trop tard eu recours à l’extériorité pour nous aider à prendre de la distance d’un côté et à faire mouvement de l’autre : faire appel à un tiers nous aurait certainement aidé à travailler mieux ces rapports sociaux de domination en notre sein alors même que de nombreuses alertes tentaient de se faire entendre.
Par ces options et pratiques, nous avons créé les conditions d’une situation de souffrance au travail et d’une tristesse que nous ne voulons pas permettre de continuer et que nous ne souhaitons pas répandre car elle est contraire à notre projet de société, c’est pourquoi après 7 années d’expérience intense
nous décidons de mettre fin à la SCOP Le Pavé le 31 décembre 2014
En mettant fin à la SCOP le PAVE nous souhaitons mettre fin à une entreprise incarnant, parfois, une posture productiviste et viriliste et reproduisant, malgré nos efforts, un rapport à l’éducation populaire constitué de dérives personnalisantes et de performances spectaculaires.
Nous souhaitons mettre fin à une entreprise qui fut certainement trop idéalisée. Nous mettons fin à la souffrance au travail, à la reproduction d’un modèle entretenant l’essentialisation d’une « figure de l’éducateur populaire », à un modèle nous empêchant d’énoncer des règles déontologiques claires qui devraient fonder ce métier.
Nous mettons fin à un modèle économique où le sur-travail est la règle et à une manière d’exercer le pouvoir mais pas à une ambition ; nous mettons fin au mythe mais pas à l’espoir qu’il a soulevé, nous mettons fin à son histoire douloureuse, éreintante mais pas à l’enthousiasme que nous avons partagé ensemble et avec d’autres. Il s’agit de ne pas perpétuer en interne ou vis à vis des gens à qui nous nous adressons, les maux de notre modèle mais bien prendre le temps de repenser notre pratique pour mieux défendre et faire vivre une éducation populaire politique que nous souhaitons toujours émancipatrice et transformatrice. Nous souhaitons entamer un processus permettant joyeusement de tirer les leçons du passé, de poursuivre ce qui nous fait plaisir, d’imaginer, inventer. Nous voulons nous consacrer avec plus de méthodes, règles déontologiques à l’élaboration et la transmission d’un métier : Educatrice-teur populaire politique.
Nous avons tenté d’être des trouvailleuses/eurs, artisanes/artisans de l’éducation populaire politique, nous voulons certes sortir du modèle aristocratique du Pavé mais la fin du Pavé n’entame rien de notre volonté de penser des révolutions, de rendre concrètes des utopies autogestionnaires et égalitaires, n’entame rien de notre désir d’œuvrer à un monde où il est possible de dénoncer les dominations …. tout en renforçant notre unité dans la lutte…
Mais nous sommes fières-fiers
Nous sommes fier-e-s d’avoir voulu faire vivre une autogestion radicale en créant un outil de travail qui s’est essayé à rendre concrètes des utopies de départ comme le salaire égalitaire, l’absence de hiérarchie, le refus de la spécialisation, l’intervention en binôme, la dé-hiérarchisation des savoirs. Certes, tous ces principes ont parfois subi des entorses mais nous sommes fier-e-s d’avoir expérimenté, tâtonné, réinterrogé souvent notre modèle, nos relations interpersonnelles, de pouvoir, de rapport au savoir, notre organisation concrète comme les conséquences de nos interventions ou nos productions collectives. C’est parce que ce travail s’est fait dans des allers-retours pratique- théorie, dans le travail des contradictions et non leur négation que nous pensons nous être inscrit dans une démarche d’éducation populaire qui autorise et s’autorise du tâtonnement, du droit à l’erreur, de la possibilité de tirer de l’expérience les parts libératrices et les parts domesticatrices de l’action collective.
Nous sommes fière de cette expérience parce que nous avons rêvé ensemble d’une aventure collective généreuse, politique et ambitieuse, parce que nous l’avons essayée même si cela n’a pas réussi complètement, parce que ce fut une expérience d’éducation populaire exigeante entre nous, pour nous aussi, jusque dans sa dissolution. Expérience que nous souhaitons partager et transmette.
Nous sommes fier-e-s d’avoir tenté pendant 7 ans de réhabiliter une éducation populaire politique productrice d’une pensée critique utile à l’organisation collective, au renversement des systèmes de domination ; une éducation populaire portée par un désir de lutter contre le capitalisme, une éducation populaire qui soit combative et non domesticatrice. Nous avons en effet tenté de sortir de l’ombre et transmettre des méthodes et des démarches d’éducation populaire inventées ici et là, aujourd’hui ou hier et parfois avons bricolé de nouveaux dispositifs pédagogiques mutualistes pour libérer une expression critique authentique et incarnée. Il s’agissait alors de partager des outils
permettant de dévoiler certaines formes de domination mais aussi d’augmenter le pouvoir d’agir pour mieux les combattre et transformer la société.
Nous avons aussi tenté de partager et rendre public des savoirs critiques savants et populaires pour stimuler des actions collectives transformatrices et ce faisant sommes fier-e-s d’avoir contribué modestement à nourrir l’espoir de réalités radicalement autres. La conférence gesticulée fut une manière parmi d’autres de le faire, nous sommes fier-e-s d’avoir porté l’éclosion de cette forme, arme de témoignage politique permettant de porter une critique radicale incarnée sur des sujets de société. Nous nous en sommes servis pour publiquement affirmer nos doutes et des points- de-vue situés et nous sommes heureux d’avoir permis à d’autres de le faire.
Nous sommes fier-e-s d’avoir participé à la création d’espaces permettant l’émergence d’intelligence collective propices à la dé-hiérarchisation des savoirs et à renforcer des rapports de forces. Parfois nous avons permis des dévoilements émancipateurs et pu accompagner des combats, des luttes, des victoires : de ça nous sommes fier-e-s quand l’exercice critique et l’organisation collective ont pu se traduire en action et transformer un peu le réel, quand les prises de conscience ont été émancipatrices.
Nous sommes fières-fiers d’avoir rencontré des échos à notre démarche dans de nombreuses sphères, syndicales, associatives, privées, publiques. Fières-fiers que des collectifs de luttes qui s’attellent à un travail de la démocratie là où ils sont, nous aient fait confiance. Heureux que notre démarche s’inscrive dans une soif plus large, partagée par d’autres, de transformation sociale.
Nous sommes fier-e-s d’avoir tenté de revisiter un métier Educateur-trice populaire, d’avoir permis à d’autres de s’en emparer et de l’enrichir de leurs expériences et analyses, fier-e-s d’avoir voulu partager et essayé d’associer à notre utopie des nouveaux et nouvelles camarades alors même que la propriété privée n’encourage pas au partage des métiers et des savoir-faire. Nous sommes fier- e-s de participer à l’émergence d’un réseau d’éducatrices-teurs populaires qui nous a permis par effet miroir de réinterroger notre modèle, nos pratiques …
Nous sommes fier-e-s d’avoir tenté de traduire en acte la devise de Fernand Pelloutier : « instruire pour révolter. »
Ce que seront les suites de cette aventure, comment nous comptons continuer … vers une refondation
D’abord, il nous faut clôturer cette aventure collectivement en évitant au mieux les écueils qui ne manqueront pas de se faire jour pour que cette fin permette de nouveaux départs sereinement.
Une partie d’entre nous souhaite continuer d’œuvrer concrètement dans les champs professionnels qui étaient les nôtres (spectacles politiques, formation, accompagnement). Le programme de formation sera donné en héritage à cette nouvelle entité mais nous n’en sommes encore qu’à imaginer ses statuts, la nature de sa démocratie, son fonctionnement, son nom.
Une autre partie d’entre nous a annoncé clairement sa volonté de prendre du recul et du repos mais souhaite continuer de faire vivre ses désirs politiques de transformation sociale toujours intacts sous d’autres formes, dans la rencontre d’autres lieux alternatifs, des espaces de résistance ou de savoirs radicaux … Et puis il y a aussi pour certaines et certain d’entre nous, dans, à coté, ou hors de cette nouvelle entité ou dans une autre entité, l’envie de se consacrer plus spécifiquement à de la recherche afin d’approfondir notre compréhension des mécanismes à l’œuvre dans les phénomènes de domination et augmenter nos capacités à conscientiser, vulgariser, transformer.
Quelques soient ces nouveaux espaces de travail nous souhaitons qu’ils se dotent d’espaces animés par des tiers et de cadres d’analyse de pratiques pour ne pas reproduire des postures que nous critiquons. Nous nous attellerons en particulier à mieux reconnaître les différents héritages militants qui nous ont permis d’être ce que nous sommes, à préparer, analyser, évaluer nos interventions, avec des référents extérieurs, pour construire les contours d’un métier d’éducateur populaire dont nous espérons contribuer à transmettre les objectifs et les « règles de métier ». Par ailleurs, nous souhaitons que ces nouveaux cadres de travail veillent à adapter leurs ambitions aux moyens qu’ils se donneront pour éviter et combattre ce qui furent une des raisons de la dissolution du PAVE : l’auto- exploitation des travailleuses, travailleurs, l’aliénation au travail et la reproduction des dominations.
Concrètement donc, nous honorerons nos engagements au nom du Pavé jusqu’à décembre 2014. Nous choisissons la dissolution mais pas la liquidation qui ne permettrait pas de donner les possibilités matérielles à la création de nouveaux espaces de travail. Le Pavé n’existera plus mais la structure juridique conservée permettra une assise économique favorable à une ou des refondations.
En pratique, dès maintenant, nous nous réservons des temps de séminaires accompagnés par des tiers pour penser, politiquement et matériellement les suites de notre aventure collective. Il s’agit d’une part d’envisager avec qui, comment et selon quel fonctionnement démocratique et économique nous continuons d’œuvrer dans les champs de la formation professionnelle, du spectacle politiques, de l’accompagnement de structure, d’autre part, de mettre en branle les conditions de possibilité d’une action recherche pour début 2015. Nous souhaitons en effet évaluer au sens de « donner de la valeur », le travail que nous avons pu faire, concevoir la transformation de nos pratiques en un métier mais aussi confronter notre expérience à d’autres, en particulier sur les questions d’autogestion et de luttes contre les dominations ; retirer des enseignements utiles à d’autres collectifs pour gagner des combats.
Nous donnerons bientôt des nouvelles de l’avancée de ces chantiers de refondation, nous souhaitons continuer à travailler avec les syndicats, groupes informels, individus, groupes militants de tous poils et inviterons nos ami-e-s, allié-e-s camarades qui partagent nos désirs de transformation sociale et d’éducation populaire pour ce chantier d’action-recherche. Un texte précisant les voies de la refondation sortira d’ici l’automne.
Pour nous tous et nous toutes, il ne s’agit que de la fin d’une étape et du début d’une autre pour asseoir sereinement des avenirs toujours porteurs d’utopies émancipatrices….

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