On en avait parlé avec le pave.org et Frank Lepage au cours du stage d’éduc pop et de transformation sociale il y a quelques années

Crise d’Agone.. ou crise du mythe autogestionnaire ?

publié par Yves, le samedi 17 août 2013

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(Ce texte est une inter­ven­tion dans une dis­cus­sion que l’on trouve sur le site mille babords : http://www.mil­le­ba­bords.org/spip.ph… « Agone, firme capi­ta­liste ou col­lec­tif édi­torial et mili­tant en crise ? »)

Ayant tra­duit deux bou­quins pour Agone (un sous mon nom et l’autre sous pseu­do­nyme vu mon dés­accord avec les modi­fi­ca­tions pro­posées à ma tra­duc­tion) et éditant moi-même une revue (Ni patrie ni fron­tières) et des bou­quins à petit prix et gros déficit, je vou­drais faire part de quel­ques idées sur la crise d’Agone, sans entrer dans des atta­ques per­son­nel­les ou le copi­nage avec X ou Y ( je connais un tout petit peu Thierry D. et Philippe O., mais je suis pres­que sûr que les « dis­si­dents » que je ne connais pas ne sont pas de mau­vaise foi, car pour moi, fon­da­men­ta­le­ment, un patron, un direc­teur ou un « ani­ma­teur » d’une maison d’édition, a tou­jours tort contre les autres sala­riés…)

* L’auto­ges­tion est un mythe et c’est une très bonne chose s’il se dég­onfle un peu avec Agone, même si c’est dou­lou­reux pour ceux qui per­dront leurs illu­sions. L’auto­ges­tion peut-être une tac­ti­que DEFENSIVE pour des tra­vailleurs qui per­dent leur boulot (comme ce fut le cas des tra­vailleurs por­tu­gais de quel­que 400 entre­pri­ses qui tournèrent en auto­ges­tion face au départ de leurs patrons en 1974/75). En aucun cas, un projet éga­lit­aire SUR LE LONG TERME. Les pro­jets auto­ges­tion­nai­res doi­vent crever, soit dans la joie, parce que l’on passe à une autre aven­ture, soit dans la dou­leur parce qu’on se rend compte qu’une entre­prise qui dis­tri­bue des salai­res reste une entre­prise capi­ta­liste, point barre. L’égalité des salai­res est une fumis­te­rie sym­pa­thi­que mais une fumis­te­rie tout de même.

* L’échec d’Agone dans le monde édi­torial pseudo alter­na­tif est l’échec du mythe de l’auto­ges­tion, pas celui d’un col­lec­tif mili­tant. En effet, pour exis­ter dans l’édition il faut vendre des livres et dégager un profit suf­fi­sant pour faire vivre ceux qui y bos­sent. Si l’on dis­pose déjà d’une orga­ni­sa­tion poli­ti­que (comme Lutte ouvrière ou Lotta comu­nista en France et en Italie) on peut tabler sur un nombre mini­mum de lec­teurs, un réseau de dif­fu­sion par­tiel­le­ment gra­tuit (celui des béné­voles de l’orga­ni­sa­tion) et un capi­tal (celui des coti­sa­tions des mili­tants de l’orga­ni­sa­tion) qui pourra tou­jours ren­flouer les cais­ses de la maison d’édition si celle-ci ne rentre pas dans ses frais. Si on ne s’appuie pas sur une orga­ni­sa­tion poli­ti­que soli­de­ment struc­turée (comme c’est le cas des deux grou­pes ci-dessus cités), et si l’on a affaire à des grou­pes peu sérieux sur le plan finan­cier genre LCR/NPA, FA ou AL, ce n’est même pas la peine d’essayer, on boira le bouillon rapi­de­ment (cf. la faillite des Editions La Brèche, l’inca­pa­cité de la FA ou d’AL d’avoir une revue ou une maison d’édition dignes de ce nom, etc.).

* Pour acquérir un public conséquent (au mini­mum 3000 lec­teurs réguliers) il ne reste donc plus que les réseaux de la petite-bour­geoi­sie sala­riée (intel­lec­tuelle ou pas, uni­ver­si­taire ou mer­dia­ti­que). Ces réseaux n’accor­dent pas leur sou­tien sans contre­par­tie : il ne faut pas cri­ti­quer les auteurs qu’ils pro­meu­vent (ou alors de façon très éthérée et diplo­ma­ti­que) ; il ne faut pas remet­tre en cause leur fonc­tion­ne­ment interne et leurs liens avec les cen­tres du pou­voir capi­ta­liste ou les gran­des orga­ni­sa­tions bureau­cra­ti­ques du « mou­ve­ment ouvrier » ; il ne faut pas remet­tre en cause leurs plans de car­rière, etc. En clair motus sur l’idéo­logie de Politis, Le Monde diplo­ma­ti­que, ATTAC, etc. Aucune cri­ti­que contre les idoles (Chomsky, Castoriadis, Bourdieu, Foucault, Negri, Todd, Rancière, Zijek, etc.) ou alors des cri­ti­ques très feu­trées. Aucune remise en cause séri­euse des idéo­logies à la mode dans ces milieux : mul­ti­cultu­ra­lisme, French Theory (déco­nstr­uction), études post­co­lo­nia­les, éco­log­isme, décro­iss­ance, fémin­isme bour­geois, tiers­mon­disme, citoyen­nisme, etc. (Attention les modes chan­gent donc il faut être vigi­lant et sacrément caméléon !) Car remet­tre en cause ces idées c’est remet­tre en cause les niches uni­ver­si­tai­res, pro­fes­sion­nel­les ou méd­ia­tiques que ces gens se sont cons­trui­tes ou sont en train de se cons­truire. Les chai­res à l’uni­ver­sité, les direc­tions de col­lec­tions dans des mai­sons d’édition, les col­lo­ques, les arti­cles dans la presse, ou les inter­ven­tions dans les médias audio­vi­suels, les par­ti­ci­pa­tions à des com­mis­sions, les rap­ports de spéc­ial­istes pour l’Etat ou les col­lec­ti­vités ter­ri­to­ria­les, etc.

* Agone a fait le choix (et cela ne date pas d’hier, c’est pour­quoi je m’étonne de cette dis­cus­sion) d’entre­te­nir des rela­tions étr­oites avec ce milieu qui n’est pas seu­le­ment pari­sien. Le fait de pra­ti­quer la rota­tion des tâches ne chan­ge­rait rien, bien au contraire. Ceux qui dis­po­sent d’un capi­tal cultu­rel/uni­ver­si­taire/méd­ia­tique inexis­tant seront tou­jours fas­cinés ou au moins « com­plexés » face à ceux qui dis­po­sent d’un capi­tal cultu­rel/uni­ver­si­taire voire mer­dia­ti­que impo­sant. A tort, ils ne se considèrent pas vrai­ment comme les égaux des auteurs qu’ils éditent ou des jour­na­lis­tes qu’ils ren­contrent. A la fois parce que c’est ce que l’Ecole et aussi les orga­ni­sa­tions ou asso­cia­tions de gauche, d’extrême gauche ou liber­tai­res leur ont appris (la révér­ence et l’absence d’esprit cri­ti­que face aux por­teurs sup­posés du savoir), mais aussi et sur­tout parce que très peu d’intel­lec­tuels considèrent les prolét­aires de l’édition, ou d’ailleurs, comme leurs égaux. De plus, si l’on veut cri­ti­quer séri­eu­sement un auteur ou un jour­na­liste alors que l’on sou­haite que cet auteur publie dans sa maison d’édition ou que le jour­na­liste publie un arti­cle sur un bou­quin que l’on a édité, il est très dif­fi­cile de ne pas être hypo­crite. On est inél­uc­tab­lement amené à deve­nir très diplo­mate, donc à ne pas confron­ter ses inter­lo­cu­teurs.

* Donc me direz-vous il n’y a pas de solu­tion ? Si, bien sûr, mais des solu­tions dif­fi­ci­les, lentes et pas ren­ta­bles, donc peu sus­cep­ti­bles de faire vivre ceux qui ani­ment une maison d’édition « mili­tante ». Quelques pistes, donc, pour ter­mi­ner sur une note moins pes­si­miste.

1) tout d’abord, un col­lec­tif édi­torial digne de ce nom doit appren­dre à tous ses mem­bres à écrire. C’est cela concrè­tement remet­tre en cause la divi­sion du tra­vail dans une maison d’édition. C’est aider tout le monde à acquérir une auto­no­mie de pensée, un sens cri­ti­que affûté, des capa­cités d’écri­ture crois­san­tes, etc. Bien sûr chacun ne devien­dra pas capa­ble d’écrire un bou­quin de 300 pages en une année, mais tout le monde peut appren­dre à rédiger une qua­trième de cou­ver­ture, une prés­en­tation pour la presse, un petit arti­cle, etc. C’est la condi­tion sine qua non pour sortir des com­plexes vis-à-vis des intel­los et des uni­ver­si­tai­res, pour limi­ter les riva­lités entre egos, etc. Cela demande beau­coup de tra­vail à tout le monde, beau­coup de sor­ties ciné ou en boîte sup­primées, beau­coup de vacan­ces ou de week-ends écourtés, pas beau­coup de gras­ses matinées, etc. Cela sup­pose que les plus « formés » appren­nent aux autres com­ment cons­ti­tuer une docu­men­ta­tion vala­ble, faire un plan. A pren­dre des notes sur les bou­quins qu’ils lisent. A lire beau­coup de livres et d’arti­cles. Puis à écrire de petits arti­cles. Puis des plus gros. Puis enfin pour­quoi pas des livres tous ensem­ble. Un tel col­lec­tif édi­torial évid­emment ne peut repo­ser que sur l’ano­ny­mat. Cela sup­pose que les plus dotés en capi­tal cultu­rel/uni­ver­si­taire accep­tent de ne pas se servir du col­lec­tif pour pro­mou­voir leurs intérêts per­son­nels, leur acqui­si­tion d’un capi­tal sym­bo­li­que, d’une cer­taine renommée même dans des milieux dits mar­gi­naux. Ce choix n’a pas été fait par Agone, la revue, qui a tou­jours pri­vilégié la par­ti­ci­pa­tion d’uni­ver­si­tai­res, de jour­na­lis­tes ou de gens connus dans les milieux dits de gauche. Là aussi depuis long­temps. Cela n’a jamais été une revue mili­tante éga­lit­aire dans l’écri­ture… A ma connais­sance, elle n’a jamais non plus fait ce choix pour ses livres qui ont tou­jours été le fait d’auteurs indi­vi­duels et non d’un col­lec­tif maison, si j’ose dire.

2) il est vain de vou­loir concur­ren­cer les gran­des mai­sons d’édition, ou les moyen­nes. Donc il faut se fixer des objec­tifs plus modes­tes en termes de tirage, de dif­fu­sion. Constituer des col­lec­tifs locaux qui assu­re­ront à bas prix la dif­fu­sion et non cher­cher à attein­dre tout de suite (voire ne jamais y penser) une taille natio­nale ne repo­sant pas sur des col­lec­tifs locaux. Pratiquer des prix vrai­ment à la portée des prolét­aires (ce qui n’a jamais été le cas d’Agone) donc accep­ter de ne pas vivre de son tra­vail pour la maison d’édition, par conséquent avoir un autre boulot pour la finan­cer. En clair, rompre avec l’illu­sion qu’on peut lutter pour la révo­lution dans une petite struc­ture capi­ta­liste sympa… Refuser toute diplo­ma­tie avec les réseaux de la petite-bour­geoi­sie alter­mon­dia­liste, citoyen­niste, indi­gnée, éco­log­iste, fémin­iste réf­orm­iste, néos­ta­lini­enne, et autres. Tout comme avec les partis et syn­di­cats de gauche… Confronter les idéo­logies à la mode dans ces milieux prét­en­dument amis, sans insul­tes gra­tui­tes, mais sans conces­sions poli­ti­ques. Cela n’a jamais été le cas d’Agone…

3) faire ce qui se fait déjà. Editer des peti­tes bro­chu­res gra­tui­tes, ou à prix libre, dont l’édition est fondée sur des com­bi­nes gra­tui­tes ou pas chères. Mettre en ligne le maxi­mum d’arti­cles, bro­chu­res et livres. Utiliser Internet nuit cer­tai­ne­ment à la qua­lité des ventes et aux pro­fits d’une maison d’édition alter­na­tive mais il faut choi­sir si l’on est un col­lec­tif mili­tant : veut-on s’adres­ser à une élite de profs et de petits cadres, ou s’adres­ser à tout le monde ? Donc dif­fu­ser des livres papier mais aussi des livres gra­tuits sur Internet.

J’espère ne démo­ra­liser per­sonne mais il n’y a pas de rac­cour­cis auto­ges­tion­nai­res.

Plus tôt on s’en rendra compte, mieux cela vaudra !

Y.C. Ni patrie ni fron­tières, 17/08/2013

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