Pour vous et avec vous

Philippe raconte. Il raconte comment, tout au début, venu d’un théâtre militant, il a été chargé d’un atelier dans un hôpital de jour. Il évoque Howard Butten, Augusto Boal, Jacques Livchine : le clown et le psychologue, le théâtre de l’opprimé, la capacité créatrice de la base. Et puis, face à la réussite de cet atelier de théâtre, il a décidé de continuer, mais avec une équipe. Toujours associés à l’hôpital de jour, ceux qui allaient devenir Les Turbulents ont tout de suite travaillé dans des lieux culturels à part entière : Le Lucernaire, L’Atelier Bleu, le Brancion. Ces collaborations continuent aujourd’hui, plus de vingt ans après.
Les Turbulents ? En wolof, c’est comme ça qu’on appelle les enfants dont les signes cliniques sont apparentés à ceux de l’autisme. On dit qu’ils sont dépositaires de l’âme des ancêtres : alors emprunter ce nom, c’était revendiquer une place dans la communauté, une place valorisante, pour ces personnes qui en sont largement exclues, dès l’enfance.
Au fil du temps, des expériences, des rencontres, Les Turbulents se consolident. Leur propos artistique se construit autour du lien social. Pour parler de cette solidarité et de cette coordination nécessaires entre les hommes, Philippe nous donne une image, celle des Saint Simoniens de Ménilmontant au début du XIXe siècle : pour travailler, ils portaient une blouse boutonnée dans le dos, et pour la mettre, cette blouse, il fallait requérir l’aide du voisin. Aux Turbulents, Philippe retrouve cette sensation de nécessité collective avec le chant polyphonique : si je chante telle phrase seul, ça ne donne rien. Si on la chante à plusieurs, avec plusieurs voix, alors là, quelque chose se passe, quelque chose naît. Et puis le chant polyphonique permet de convoquer les bribes d’identité, les fragments des cultures d’origine des personnes qui viennent, tous les jours, aux chapiteaux.
 Comment aider à l’intégration de ces êtres dans un monde ordinaire qu’elles ont refusé depuis l’enfance ?, comment faire que ce monde ordinaire leur soit plus accueillant ? – ou bien moins invivable ? Comment aider les êtres du monde ordinaire à être moins inquiets devant l’étrange, comment les aider à accéder à la richesse et à la grande puissance de ressourcement que l’on trouve à fréquenter les Turbulents ? Les chapiteaux, espace à la fois mobile et enraciné, veulent habiter cette frontière, cet espace mouvant entre les uns et les autres ; entre l’art, le social et le thérapeutique ; entre ceux qui ont peuplé Paris, au cours du temps : ceux issus de l’exode rural français, ceux issus de la migration européenne, ceux issus des migrations contemporaines mondialisées. Les Turbulents fondent un espace avec une valeur d’usage, renouent avec la proximité et la convivialité au sens politique du terme : ils veulent tisser des liens intergénérationnels, interculturels. Bref : ils veulent vivre ensemble, dans un quartier, avec des gens, dans une époque où la tendance va plutôt vers le communautarisme et vers l’exclusion. Les Turbulents ne rentrent pas dans les cases – ils franchissent les cercles des communautés, tant individuellement que collectivement. Être difficiles à situer, comme ça, c’est parfois compliqué, c’est une place à tenir, mais pour Philippe, cette transversalité est très importante. Pendant les spectacles, on aime brouiller les frontières. Qui est turbulent ?, qui ne l’est pas ? Jouer sur ce trouble permet de remettre en question le rapport de chacun à la norme, à la liberté. Rechercher sans cesse le sens de ce que nous faisons permet notre émancipation.
Alors Philippe, venu de ce théâtre militant jusqu’aux chapiteaux par le hasard des rencontres et par ses choix de vie remercie Les Turbulents de lui permettre ça : donner un sens à sa vie. Je mesure l’importance de cette phrase à l’aune de ma propre vie, de mes propres questionnements.
De temps en temps, Les Turbulents partent en voyage, loin. Les gens se demandent comment c’est possible, d’aller comme ça vers l’extérieur, vers les autres, pour des personnes dont la difficulté même se situe dans le changement et dans le contact ? Mais quand on se déplace, explique Philippe, c’est le projet tout entier qu’on déplace. Et le projet, il est contenant, les emplois du temps, les méthodes de travail, les tâches, les objectifs et les enjeux, tout ça, c’est contenant.

Dans l’encadrement de la porte ouverte, la silhouette de Johan se dessine. Il est aujourd’hui en cuisine, et comme tous les mercredis, il vient saluer Philippe de sa présence peut-être silencieuse, mais concrète, signifiante.

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