Cassandre

J’avais rencontré Tiago Rodrigues avec son merveilleux By heart au Théâtre de la Bastille, il y a deux ans de cela. Puissante expérience menée avec le public du théâtre autour de l’importance vitale de la transmission des textes, avec les figures d’Ossip Mandelstam, Boris Pasternak, George Steiner, de William Shakespeare (et ses sonnets), de la grand-mère de Tiago et le Farenheit 451 de Ray Bradbury. La rencontre fut marquante. Puis il y eut l’étonnant, sensible et profond travail sur le Madame Bovary de Flaubert et le procès que lui intenta Ernest Pinard.

Voici un homme de théâtre comme on les aime vraiment, qui, bien que directeur du Théâtre National de Lisbonne, ne s’assied pas dans le fauteuil d’une profession et d’une carrière, mais travaille sans cesse la matière même de l’acte partagé que ne devrait jamais cesser d’être le théâtre. Tiago et sa bande éphémère occupent actuellement le Théâtre de la Bastille et ils le font vraiment. L’expérience unique et non reproductible vécue ce 24 mai, dernière d’une série intitulée Ce soir ne se répètera jamais, avec l’ensemble du personnel du théâtre, des voisins de la rue de la Roquette, le patron du café d’en face, des spectateurs de partout et la précieuse complicité de comédiens de talent dont le grand Jacques Bonnafé, resituait le théâtre dans sa rue, son quartier, son époque, avec ses habitants, le tout non loin de la place de la République et très impacté par l’esprit Nuit Debout. Bien sûr il fallait réserver, mais on ne payait pas.

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Tiago Rodrigues @ Sylvain Duffart

Entretien avec Tiago Rodrigues

Nicolas Roméas : Au moment de votre By heart, avec cet aspect intelligemment et drôlement interactif, cette multitude d’exemples pris pour tourner autour de la question fondamentale de la transmission, du texte, de la littérature et des idées, je me suis dit : « voilà quelqu’un qui à sa façon est en train de retravailler les fondamentaux du théâtre ». Et c’est ce qui me semble le plus important aujourd’hui. Sans doute y a-t-il de nombreuses autres façons de le faire, et d’ailleurs dans cette nouvelle expérience c’est encore autre chose. Vous posez, de différentes manières, la question de savoir à quoi sert vraiment cet art, qui chez nous a fini par perdre son rôle vital d’outil, de protocole de jeu au service de la collectivité humaine.

Tiago Rodrigues : Je suis très content de cette analyse et en même temps ça me met dans une situation de responsabilité par rapport à ce que je fais. Responsabilité à laquelle j’essaye d’échapper tout le temps… Dans ce sens là, ce n’est pas mon but de faire du théâtre qui retourne aux fondamentaux, c’est plutôt la seule chose que je sais faire. Je sais depuis très jeune que ma façon de participer au monde passe par les mots ; ce n’était pas même un désir, puisque je voulais être mécanicien automobile comme une partie des membres de ma famille, ou avoir un restaurant ou un bistrot comme la plupart des autres, qui sont cuisiniers, marchands de fromage et de vin et mécanicien.

Vous avez quand même eu une grand-mère qui était une lectrice insatiable !

Oui, mais cuisinière de profession. Comme tout le monde peut être un grand lecteur ou lectrice tout en faisant quelque chose d’autre pour vivre. Mes deux parents ont quand même échappé un peu à la tradition familiale puisque mon père est journaliste et ma mère médecin, ce qui m’a permis d’avoir toujours des livres à la maison. Très influencé par le contexte de ma famille j’ai aussi grandi avec mes grands-parents, et j’ai très vite compris que je participais au monde à travers des mots. Je ne suis pas de ces personnes qui produisent quelque chose qui n’était pas là avant, je suis plutôt quelqu’un qui aime parler de choses existantes, de choses qui sont là avant, après et pendant, et je voyais que j’atteignais les gens à travers les mots plus qu’au moyen d’actions concrètes. Enfant je me suis convaincu que les mots agissaient, c’est peut-être une excuse mais c’était ma façon de me permettre de parler, de dire : « je participe au monde en parlant, en écrivant, en lisant, et c’est aussi concret que d’être mécanicien » . Je ne sais pas encore si c’est vrai, mais je me suis convaincu de ça très jeune.

Alors le théâtre est arrivé par accident, adolescent, au lycée où je côtoyais des gens très fous et très libres. Je voulais passer tout mon temps avec ces gens qui faisaient du théâtre au lycée. Je n’étais pas un élève exceptionnel, j’ai donc essayé d’entrer au conservatoire de théâtre car ils ne demandaient pas d’avoir d’excellentes notes au lycée, et j’ai choisi cette voie. Mais c’était difficile, j’étais le dernier de mon année à entrer et j’ai eu une évaluation négative. J’étais très malheureux et je suis sorti du conservatoire parce que j’avais rencontré une compagnie belge, Tg Stan, qui passait par le Portugal. J’ai participé à un de leurs ateliers, ils m’ont invité à faire une création, et j’ai échappé au Conservatoire. J’ai abandonné et j’ai commencé à travailler avec eux. C’est mon histoire avec le théâtre.

Donc par un chemin qui n’est pas le plus classique ! Tg Stan ce sont des gens qui travaillent la matière même de cet instrument qu’est le théâtre.

Oui, j’étais malheureux au Conservatoire. Aujourd’hui c’est une école très différente de ce qu’elle était en 1996 : à ce moment là les enseignants étaient plutôt conservateurs et le comédien était un agent obéissant de la machine théâtrale, ce qui m’a bouleversé. Pour moi la lecture, l’écriture, étaient synonymes de transgression et de liberté, d’irresponsabilité, de singularité, du partage de l’intimité avec un collectif. Je voulais offrir politiquement un regard personnel sur le monde et soudain, c’était l’inverse. On obéissait, on n’était que des fonctionnaires ! Chez Tg Stan c’était tout le contraire, c’était l’épiphanie de renouer avec le fait que le « vrai » théâtre peut ouvrir un espace pour continuer à penser sur la scène, avec des comédiens qui prennent des décisions collectivement, qui partagent, qui se mettent autour d’une table au prétexte de l’amour des mots, d’un texte, d’un auteur ou de ses idées. Et ça me suffisait, c’était l’essentiel, j’avais retrouvé la façon de penser le théâtre de mon enfance. Ma manière d’être au monde c’était de parler, et je l’ai retrouvée.

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Occupation de la Bastille @ Pierre Grosbois

Et un théâtre qui vit dans son époque, avec ses contemporains et évolue en fonction de la relation qu’il a avec eux. Tg Stan le fait en remettant sur le métier différents textes, en les faisant résonner avec l’époque, en les replaçant dans le fil du temps. Et là vous arrivez au moment où la France est frémissante d’une révolte sous-jacente dont personne ne sait ce qu’elle va donner, mais on voit bien qu’il se passe quelque chose. Je ne sais pas si vous l’avez anticipé ou si c’est un hasard ou une intuition… En tout cas vous arrivez au même moment, pas très loin de la place de la République, en décidant d’« occuper » le Théâtre de la Bastille pendant 68 jours et d’offrir une matière qui va permettre de dialoguer avec les gens.

Oui, je continue sur ce chemin, toujours influencé par mon parcours de quelques années avec Tg Stan. C’est ma matrice pour faire du théâtre. L’écriture s’est toujours développée en collaboration avec mes comédiens, il serait injuste pour moi qu’ils n’y participent pas et ne signent pas les textes puisqu’on pense ensemble, on répète ensemble. Je n’écris jamais si je ne suis pas entouré de gens avec lesquels je construis un spectacle, c’est essentiel pour moi avec cette idée de présence dans son temps. Les fondamentaux du théâtre c’est d’abord une assemblée artistique, de ce soir, unique, et ce qu’on fait durant les répétitions et l’écriture c’est créer des conditions de cette assemblée. Le théâtre c’est avant tout l’assemblée, ce ne sont pas les répétitions, ni l’écriture : le théâtre n’arrive qu’au moment de l’assemblée.

C’est ce que Rousseau, qui détestait le théâtre, appelait la « fête civique ». C’est le seul avantage du théâtre et je crois qu’il avait raison – même si j’aime beaucoup le théâtre. Je trouve que c’est exactement ça, cette idée de fête civique est très juste puisque c’est un moment artistique fondé sur cette assemblée, des inconnus qui se rassemblent dans une salle pour témoigner, vivre et partager quelque chose ensemble avec cette sensation très artistique de la fête qui oblige à une participation imaginative de tous, des comédiens mais aussi de l’assemblée qui y participe avec sa créativité à ce moment là. Cette idée a toujours été présente dans mon travail. Je me suis intéressé à un théâtre qui nous rappelle que la rue d’où l’on vient existe, je ne veux pas d’un théâtre qui nous fasse oublier d’où l’on vient. Ici au Théâtre de la Bastille il y a quelque chose de très intéressant : de la scène lorsque les portes sont ouvertes on peut voir la rue, ce qui est très rare dans la plupart des théâtres. Et cette idée que la rue est proche et qu’on la traduit en théâtre, peut créer d’autres traductions à travers la rue comme si le théâtre était l’antichambre de l’action. Le théâtre devient alors le royaume des possibilités qui peuvent ou non être réalisées par les gens qui forment l’assemblée. C’est ce qui donne du sens à tout le projet qu’on vit ici.

« Occupons Bastille » pose bien plus de questions que des options comme « résidence » ou « présence » Bastille. Ce n’est pas juste une présence ou une résidence, qui sont des étiquettes peu artistiques : c’est le vocabulaire des éditos, des programmations. C’est une occupation qui pose de vraies questions. Est-ce-qu’une occupation peut se faire quand le propriétaire du bâtiment invite les occupants ? Évidemment, lorsqu’on a décidé de ce nom il y a un an et demi on ne savait pas que la République et Nuit Debout adviendraient, qu’il y aurait une occupation de l’Odéon etc. Mais c’est vrai qu’il y a un esprit du temps qui nous pousse vers ce mot et qui a permis cette coïncidence. Une coïncidence qu’on n’a pas nié du tout, puisqu’on a participé à RadioDebout, avec des matériaux qu’on a construit ici et Place de la République. On a pas mal discuté de la République ici, à la Bastille, et on ressent parfois le dilemme des spectateurs qui se posent la question : « est-ce-que je vais à la Bastille ou à la République ce soir ? » . Ce dilemme nous intéresse !

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Occupation de la Bastille @ Pierre Grosbois

Rousseau n’avait pas complètement tort de détester un théâtre qui s’éloigne de sa fonction vraiment publique et populaire puisque cet art, notamment ici en France, est quand même passé par le moule des cours royales avec l’idée que le seul endroit d’où l’on voit vraiment le spectacle dans un théâtre issu de cette tradition là, c’est la 7ème place au centre, celle du Roi, du Prince… Et on est là avant tout pour se regarder les uns les autres et observer comment le Roi réagit. À sa façon, et en son temps, Rousseau nous oblige à considérer que la fonction originelle du théâtre dans la société se perd de plus en plus. Ce qui ne s’est pas vraiment amélioré depuis et la question reste brûlante. Un théâtre qui réduit les gens au rôle de spectateurs, qui ordinairement n’est pas fait pour qu’ils puissent rester et discuter entre eux et avec la troupe, ce qui pour moi est sa fonction la plus importante, est-il encore le lieu de l’assemblée, de l’agora ? Par ailleurs, il y a cette ambiguïté de l’intitulé dont vous parlez – on est tous dans le paradoxe, dans la contradiction, surtout en cette période – dans ce monde de récupération permanente où l’on utilise les mots de la révolution pour en faire des éléments de marketing… Il y a en effet une ambiguïté dans le fait de jouer à occuper un prestigieux théâtre du cœur de Paris. Bien sûr, on est au théâtre donc il est normal de faire semblant, mais jusqu’à quel degré va-t-on ? Est-ce-que vous acceptez que cette occupation soit un simulacre ? Car on peut dire que ce qui en disparaît, c’est le rapport de force…

Oui, ce n’est pas une occupation de combat qui arrête la production, c’est une occupation artistique, mais on rend véridique le mot occupation qui ne doit pas, à mon avis, être otage d’un seul cadre d’interprétation.

On a souvent l’habitude d’entendre occupation militaire, coloniale…

Bien sûr, et « occupation » au Portugal ou en France ça évoque aussi celle des usines par les travailleurs ; l’autogestion ; les occupations des lycées, des universités…

Tandis que là vous n’avez pas séquestré le directeur dans son bureau (rire).

Non pas encore ! On ne sait jamais ?! C’est peut-être une proposition qu’on peut envisager, discuter en assemblée aujourd’hui : « Cassandre/Horschamp nous propose de séquestrer Jean-Marie Hordé, voilà. » (rire)

Non non non (rire)… !

Le Portugal a occupé pendant des siècles des pays d’Afrique… et en France il y a eu l’occupation nazie. L’occupation Bastille évoque beaucoup de choses dans l’histoire française. Et ça dit aussi quelque chose sur la relation Portugal-France : puisque c’est un portugais qui est à l’origine de cela, ce n’est pas un rapport paternaliste. Je suis invité à la Bastille et je suis occupant de la Bastille alors que je viens d’un pays artistiquement sous-développé. Je suis là en pleine acceptation du fait que je suis un artiste comme les autres, je suis là comme un suédois, un norvégien, un allemand, comme un français ; ce qui pour un portugais en France signifie beaucoup. Nous ne sommes pas juste soutenus par un théâtre. À côté de ça, effectivement, l’ambiguïté du mot « occupation » pose la question du simulacre. À quel point peut-on simuler quelque chose qui est de l’ordre d’un outil politique citoyen ? Et d’un autre côté, à quel point est-il interdit de le faire ? Il s’agit d’établir un dialogue sur cette idée d’occupation à partir d’un projet artistique qui contient des ingrédients problématiques : la participation de 170 spectateurs en permanence dans un théâtre lors d’un processus artistique ! On propose donc d’habiter autrement le théâtre. Avec des répétitions auxquelles participent l’administratrice du théâtre, celle qui s’occupe de la communication, avec dix spectateurs et trois comédiens qui prennent des décisions ensemble… De quelle façon cette proposition d’habiter autrement le théâtre avec les habitants réguliers de ce théâtre questionne-t-elle les hiérarchies et les codes ? Par exemple l’habitude des spectateurs d’arriver au théâtre quand tout est préparé pour eux : pourquoi ne pas remettre en cause cela ?

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Occupation de la Bastille @ Pierre Grosbois

Ce n’est évidemment pas une occupation motivée par une protestation contre un lieu, mais par des urgences. Et parmi ces urgences il y a une indignation contre un système qui nous pousse vers la consommation culturelle : passer très vite dans les théâtres, faire avaler des spectacles aux gens, le plus vite possible parce que par exemple une nuit de plus dans cet hôtel ça coûte cher, etc. Et on ne rencontre plus le public ! Alors que pour moi être artiste c’est d’abord l’urgence de m’inscrire dans la vie des gens dans la ville où je vais, où j’habite.

De quelle façon et à partir de quelles thématiques, en l’occurrence ?

Plusieurs. Nous avons voulu organiser des ateliers dans le théâtre mais pas du tout pour apprendre le théâtre aux gens. Un spectateur continue à être un spectateur même s’il participe à la représentation, puisque c’est ce qu’il est. Le but n’est pas de le faire travailler à devenir comédien, même amateur ; au même titre qu’un technicien continue à être un technicien, mais il sera autour de la table pour discuter un texte, ce qu’il n’a pas l’habitude de faire ; et un comédien continuera à prendre des décisions artistiques mais face à des questions inhabituelles. Ces différentes identités de l’équipe de la Bastille, celle de l’équipe des spectateurs, de l’équipe artistique, ont commencé à se mélanger de plus en plus. Maintenant ce sont des gens, ce ne sont plus des fonctions. Dès le départ nous avons voulu un processus artistique pour habiter le théâtre autrement et par cet autrement, faire des trouvailles. On ne dit pas que ça va donner un théâtre plus intéressant, mais on se pose simplement les questions et on se donne un cadre de travail qui nous permet de poser profondément ces questions. Et, dans ces questions, il y a des indignations mais aussi des désirs et des propositions. Donc dès le début on s’est dit : tout le monde peut proposer quelque chose. Et chaque jour les gens proposent des projets. Nous avons eu des propositions très variées : par exemple former un chœur où tout le monde chante les statistiques d’évaluation du Théâtre de la Bastille par les tutelles. On les a traduites en scène dramaturgique pour un chœur, mais on a aussi fait une AG pour proposer au public d’imaginer de nouveaux indicateurs d’évaluation. Cela permet de créer un document auquel des artistes, des spectateurs et l’équipe du théâtre ont participé, avec de nouveaux indicateurs d’évaluation du travail et d’utilisation de l’argent public par ce théâtre. C’est une proposition artistique qui aura des conséquences concrètes sur le mode de fonctionnement de ce théâtre, même si ça peut paraître superficiel.

Vous comptez vraiment influencer la pensée de décideurs institutionnels qui sont formatés à l’ingénierie culturelle et à la gestion, avec une proposition artistique ? Vous pensez que ça va s’enclencher ? Ou est-ce juste un rêve, une tentative du style « pourquoi pas ? ».

Le changement commence toujours par un « pourquoi pas ? ». Derrière chaque spectacle que je fais, il y a une proposition de transformation de quelque chose. Moi je le propose en spectacle car je ne connais pas le chemin vers cet autrement, ce vivre autrement. Si je le savais je serais un politicien et je défendrais un modèle social et économique. Ça ne veut pas dire que je ne défends pas un modèle social et économique, mais ce n’est pas ma façon de participer avec des propositions concrètes. Ça ne veut pas dire que je n’y participe pas, puisque j’essaye de proposer des spectacles qui posent des questions et des possibilités. Le théâtre c’est plutôt le royaume… non pas le royaume, la république des possibles. Et avec ce projet on pense que la forme artistique doit toujours être amoureuse de la forme politique. Pas seulement à cause de l’époque, pas seulement à cause du nom « occupation » mais parce que cette idée nous a été dictée par l’ensemble de ceux qui font vivre ce théâtre.

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Occupation de la Bastille @ Pierre Grosbois

Oui, là vous parlez d’amour mais il y a aussi de la haine dans cette histoire parce qu’il y a un rapport de force extrêmement violent. Je pense au formatage que subissent et font subir aujourd’hui les gens des institutions, dans les DRAC etc. qui sont blindés contre cette porosité dont vous parlez. Il y a un rapport de force entre deux visions du monde

La façon dont je dialogue aujourd’hui avec ce projet est très marquée par le fait que je suis à la tête du Théâtre National de Lisbonne depuis un an et demi, ça n’est pas innocent. Je vis le dialogue d’un artiste avec ce système administratif de gestion culturelle que je vois de plus en plus devenir très gestionnaire, très rigoureux. Ils régulent la dépense du marché public, ce qui est une bonne chose, c’est dommage qu’ils ne le fassent pas pour les banques et les marchés financiers, alors qu’ils le font tellement bien pour la création culturelle.

Je suis complètement en faveur d’une régulation rigoureuse pour savoir comment l’argent est utilisé. Ce système d’évaluation, statistique, cette exigence de transparence absolue dans la gestion de l’argent je la trouve très bien, mais la bureaucratie qui va avec, l’absurdité qui va avec, le degré de paralysie des agents culturels, du public, des artistes, à cause de la quantité de discours administratifs, de rapports demandés… Et il est clair que la mentalité économiciste et marchande qui est exigée est affreuse. S’il s’agit de mettre en application des valeurs de transparence, d’éthique et de rigueur, oui. Mais, en fait, il s’agit juste de cadrer le plus possible. On commence à être enfermés dans la prison du quantifiable. Comme si l’activité de création soutenue par l’argent public ne pouvait pas être évaluée avec des idées non quantifiables, d’invisible, de mystère. Et quand on parle de mystère, l’économiciste nous regarde comme si l’on était naïf, mais c’est lui le naïf car il faut continuer avec ces mots, on ne peut pas refuser dans la vie le mystère, l’inconnu, l’invisible, lorsqu’on évalue. Quand on est vraiment rigoureux en tant que politicien dans le discours de soutien à la création artistique et qu’on veut investir dans le public pour qu’il puisse démocratiquement avoir accès à la création, il faut utiliser des mots qui portent des valeurs inquantifiables.

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Occupation de la Bastille @ Pierre Grosbois

Nous défendons les mêmes idées ici. Nous sommes dans une guerre entre le symbolique et le chiffre, et chaque fois qu’on veut faire entrer ce qui est de l’ordre du symbolique dans une évaluation chiffrée, on le tue. Cet endroit particulier qu’on appelle l’art, on le fait disparaître en lui imposant ce système de chiffres. Il y a d’autres activités où c’est plus nuancé, où l’on peut en partie évaluer avec du chiffre, mais là on ne peut pas du tout. En jugeant une œuvre à partir de ce qu’elle a rapporté ou coûté ou de la quantité de gens qui sont venus la voir, on passe complètement à côté de la réalité de ce que cela produit.

Oui, les gens et les institutions qui travaillent dans la création devraient être les avocats de la création et non ceux d’un système qui cadre et justifie avec des chiffres. Pour moi, il est clair que les institutions, les théâtres par exemple, doivent être du côté de la création.

Comme le montrait By heart, c’est vraiment d’une conception de l’être humain qu’il s’agit. C’est un choix politique. Se débarrasser de l’être humain qui détient un imaginaire et aller vers le transhumanisme, ou essayer de valoriser la vraie richesse humaine.

Absolument. Une démocratie doit soutenir des institutions comme le théâtre public par exemple, parce qu’il faut qu’il y ait des institutions qui échappent à son contrôle. Pour que des gens puissent habiter les espaces qui échappent à son contrôle. C’est une des missions d’un régime démocratique : générer des espaces qui échappent à son contrôle. Et bien sûr, avoir cette discussion avec un premier ministre européen aujourd’hui est difficile.

Où en est-on au Portugal, pays qui a été très maltraité par l’Europe ?

Au Portugal, il y a un discours de gauche au sujet de la culture, mais ce discours n’a pas été accompagné, jusqu’à présent, de gestes vraiment concrets et d’un budget conséquent. Mais ce discours est cependant fondateur d’une nouvelle pensée sur la culture et les institutions culturelles. C’est une opportunité qui nous permet de tenir un discours sur la création, et nous en avons besoin, parce que le théâtre portugais est resté en périphérie par rapport au reste de l’Europe. Il est possible que nous ayons quelque chose à apporter à l’Europe en termes de politiques culturelles. Le danger, c’est le piège d’une vision strictement gestionnaire. En tant que directeur du Théâtre National j’aurais beaucoup de choses à dire qui pourraient justifier économiquement la création artistique : que sa diffusion multiplie l’argent public, qu’elle produit plus de richesse que le soutien financier qu’elle reçoit du budget dÉtat… Mais quand on entre là-dedans, on joue un jeu politique dangereux, car ce serait utiliser une rhétorique qui nous obligera à tout justifier économiquement ! Et on ne doit pas justifier économiquement le soutien à la création artistique, il n’y a rien à justifier.

En France nous avons eu une ministre de la Culture qui croyait défendre la culture vis-à-vis du Medef, en expliquant que ça rapportait plus que l’industrie automobile.

Voilà, le danger c’est de prétendre que les règles qui régissent le rapport entre l’État et la création artistique – et je dis plutôt la création que la culture – pourraient être les mêmes. Les règles ne sont pas les mêmes. S’il faut comparer la création artistique à quelque chose, il faut la comparer à la Santé, à l’Éducation, à la Recherche scientifique ; des outils au service de la qualité de la vie.

Et qui ne doivent jamais avoir une obligation de rentabilité, en aucune façon.

Voilà ! C’est extrêmement important. Pour ce qui est de la Santé ou de l’Éducation, ce qu’on peut quantifier, ce n’est pas le véritable impact de l’investissement, mais le résultat direct de cet investissement (par exemple combien d’élèves ou combien de patients). Mais dans la création artistique, on doit rester radical, et là le mot n’est pas innocent. Radical sur ce que nous, les institutions comme ceux qui s’occupent de gestion culturelle ; ont à donner à la société. Nous offrons cette dose de radicalité en affirmant qu’il y a des choses invisibles dans nos vies, dans la société, qui sont fondamentales. Lorsque tu construis un budget pour un théâtre, il faut qu’il contienne cette pensée ! Un budget doit aussi raconter l’histoire du mystère, de l’inconnu, de l’inquantifiable. Ça peut sembler paradoxal mais ça ne l’est pas, car on investi réellement dans l’inconnu. Comme le spectateur qui prend un billet de théâtre pour ne pas savoir ce qu’il va voir. Ne pas savoir est une réponse à ce système. On doit se réserver le droit d’être la seule et unique activité dans cette société où l’on a vraiment pour objectif de ne pas savoir encore, de ne pas tout savoir, de ne pas tout pouvoir raconter avant que cela ne se passe. Et ce n’est pas un cadeau que les artistes seuls peuvent offrir. C’est un cadeau que tout un secteur artistique et culturel, les administrateurs, les gens de la communication, les techniciens, ceux qui travaillent à l’accueil, etc. font à la société. Nous, ici, on ne sait pas tout. Soyez les bienvenus dans ce monde où l’on ne sait pas tout.

Propos recueillis par Nicolas Roméas

http://www.theatre-bastille.com/saison-13-14/les-spectacles/occupation-bastille

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