Aux fioritures de la civilisation, Thoreau oppose encore un dédain hautain. Une couturière lui parle-t-elle de « la mode » pour lui façonner un bel habit ? Il lui rétorque qu’il est vain de prendre les mesures des épaules si l’on ne mesure pas aussi le tempérament de celui qui doit porter le vêtement. Il refuse de payer la poll tax pour manifester son opposition à la guerre que mène le gouvernement au Mexique à partir de 1846.
Allongé sur le sol, les yeux dans le ciel, intermédiaire bienheureux entre les aiguilles de pin et la Voie lactée, il apprend à connaître les arbres et devient leur « ami ». Si un moustique vient zébrer le silence de ses nuits, il y entend « une Iliade, une Odyssée dans l’air ». Ses rêveries de promeneur solitaire sont ponctuées par la lecture des auteurs grecs et latins.
Les pauvres hommes de Concord, ceux qui sont devenus « les outils de leurs outils » et qui sont otages des « commérages » répandus par la presse, il les rejoindra pourtant, moins par désir de civilisation que pour ne plus faire le chemin qui conduit de sa cabane à l’étang (où il aura vécu , seul pendant deux ans). Car la marque que font ses pieds devient trop prévisible : « Il en est de même des sentiers parcourus par l’esprit. » Mais ces deux ans d’exil ont suffi à forger une légende.
Quand Walden paraît, en 1854, le texte est reçu par la critique comme celui d’un misanthrope transcendantaliste, au panthéisme un peu naïf, accordant même une place suspecte aux lectures hindoues aux dépens de la Bible. Il a fallu presque un siècle pour qu’aux États-Unis on mesure l’importance de Walden. Messager du spectacle de la nature, « civilisation autre que la nôtre », Thoreau, à une époque où la philosophie politique est encore en gestation, met en cause le fonctionnement et l’éthique de la société américaine.
Antiétatisme, anticonformisme, libre arbitre de l’individu, opposition à tout dogme… Thoreau est considéré comme le précurseur de ces idées. En mai 1968, en France, certaines fontaines d’universités sont baptisées « Walden ponds ». Et aujourd’hui, adversaires d’un consumérisme incontrôlable ou faucheurs de maïs OGM ne manquent pas de le citer. Les universitaires spécialistes de la littérature de la nature – Nature writing – et de l’autobiographie américaine ne cessent d’inscrire Thoreau, aux côtés de John Muir ou de Walt Whitman, parmi les auteurs fondateurs.
Celui qui se disait « inspecteur, nommé par moi-même, des tempêtes de neige, des orages et de la pluie » a bien réussi le passage des siècles et reste un compagnon de route pour ses congénères. Jim Harrison dit de lui qu’il est son « allié » et son « garde-frontière » dans ses longues promenades en forêt. James Lee Burkele, contempteur de l’incurie des pouvoirs publics lors de l’ouragan Katrina ou de la marée noire du Nouveau-Mexique, aime autant sa « conception de la nature et de l’environnement » que son opposition à la guerre contre le Mexique. « Son refus de payer l’impôt pour ce conflit qu’il désapprouvait, forme originelle de résistance passive, a eu un impact considérable après guerre sur le mouvement des droits civiques contre la ségrégation raciale. »
Gille Heuré.