Blog 19/06

10 secondes sous le soleil

Pendant ces trois jours, on est descendus dans la ville, juste en bas de l’Atelier Média, là où les commerces bordent les trottoirs comme autant de chapitres vivants. On fait de la retape — oui, on l’assume — pour parler du projet. Un documentaire, des fragments de vies, des instants figés. On appelle ça les Pas de commerces. On explique, on sourit, on tend des tracts imaginaires. Et parfois, la magie opère.

Arrêt sur image : la fromagerie Liz. Au cœur de Carvin. Une boutique à l’ancienne, avec du vrai, du bon, de l’odeur et de la voix. On entre, on raconte. La gérante nous écoute. Elle nous regarde. Puis elle sourit : « Oui, d’accord. Mais pas tout de suite… Faut que je change de tablier. »

Elle revient, avec sa fille. Ensemble. Prêtes. Mais doucement. À leur rythme. Elles sortent, passent le pas de la porte. D’abord un peu en retrait, timides face à l’objectif. Puis l’une s’approche. L’autre ne recule pas. Elles se font un câlin. Simple. Fort. Comme un ancrage avant de se laisser regarder.

Et le moment commence.

Dix secondes.

Ne pas bouger.

Malgré les voitures qui passent, les volets qui claquent, la ville qui vit comme elle sait le faire — un peu vite, un peu bruyante.

Malgré la chaleur qui monte, qui s’installe comme un parfum d’été à venir.

Car oui, on le sentait : l’été s’en vient, doucement, et il s’installera comme eux, là, sans prévenir, avec son poids tendre et sa lumière oblique.

Elles tiennent. Ensemble.

Hautes. Dignement. Devant leur boutique, devant leur histoire.

10 secondes.

Un passant s’arrête, plisse les yeux.

6 secondes.

Quelqu’un murmure : « Qu’est-ce qu’ils font, là ? »

4… 3… 2…

Un frisson. Un éclat.

1.

« Coupé. » dit Alexandre.

Et la vie repart. Elles sourient, rentrent, remettent les mains dans la pâte des jours. Mais quelque chose est resté. Suspendu dans l’air. Gravé dans l’instant.

C’était inattendu. C’était simple. C’était beau.

Blog 19/06

Des pas, des rires, des livres

Ce jour-là, à l’Atelier Média, le silence attendait, bien rangé entre les livres. Les rideaux de lumière dessinaient leurs carrés familiers, les fauteuils ne bougeaient pas, et tout semblait prêt pour une visite calme et appliquée. Les classes arrivaient. École La Bruyère, Grande Section de Mme Boutillier. École Aragon, CP de Mme Tomowiak. Petites mains, grands yeux, pas encore très sûrs de savoir s’ils pouvaient courir, parler, ou juste… respirer.

Alors, on leur a demandé : « Qu’est-ce que vous aimez ici ? »
« Lire. »
« Écouter des histoires. »
« Le silence. »

Mais c’était mal connaître l’équipe. Et surtout, c’était avant Camille et Alexandre.

Il n’a pas fallu longtemps. À peine quelques minutes de timidité polie, de regards en coin, d’observation prudente. Puis Camille a bougé. Un geste, un regard complice, une invitation muette. Et comme un essaim, les enfants se sont mis à bourdonner de joie autour d’elle. Ils dansaient. Ils riaient. Ils jouaient. Le silence, ce grand timide, s’est mis à sourire lui aussi.

Les enfants de Carvin, ce jour-là, ont découvert qu’à la médiathèque, on pouvait faire bien plus que lire. On pouvait créer, rêver à haute voix, courir entre les livres comme entre les arbres. Ils ont compris que ce lieu n’est pas une salle d’attente du savoir, mais un terrain de jeu pour l’imaginaire. Camille guidait leurs corps, l’équipe accueillait leurs élans, et les murs — ces grands sages de béton et de verre — semblaient eux-mêmes se pencher pour mieux entendre les rires.

C’était possible.
Jouer ici, c’était possible.
Rire fort, c’était permis.
Et créer du lien — ce fil invisible entre une histoire lue et une main tendue —, c’était plus que permis : c’était naturel.

À l’Atelier Média, ce jour-là, on n’a pas seulement accueilli des scolaires.
On a accueilli la vie.

Blog 19/06

Ni dedans, ni dehors

Il y a, à l’Atelier Média, un mystère en suspension. Une ligne qui ne se décide pas. Ce n’est pas un mur. Ce n’est pas une fenêtre. C’est un entre-deux tissé de lumière et de carrés translucides — une peau de verre constellée de pixels, comme un écran dont on aurait oublié d’effacer les rêves.

Ces petits carrés blancs, posés en nuée sur les vitres, n’appartiennent ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Ils forment une frontière floue, mouvante, sans verdict. À travers eux, on voit la ville, oui — mais comme à travers un souvenir. Les lampadaires y deviennent des signes, les façades des textures, les passants des silhouettes presque fictives. Et de l’autre côté, le calme du lieu : ses livres, ses chaises, ses colonnes. Mais là encore, ce n’est pas vraiment dedans. C’est ailleurs.

Tout l’Atelier semble construit sur ce doute-là. Les fauteuils triangulaires sont des montagnes douces. Les tables n’attendent pas qu’on les utilise, elles rêvent qu’on s’y attarde. Et cette lumière — filtrée, quadrillée, découpée — n’éclaire pas, elle caresse. On se sent chez soi sans y vivre. De passage sans vouloir partir. Ni dehors, ni dedans.

Ici, même le soleil hésite. Il entre en fragment, se pose par taches, laisse des empreintes au sol comme des cartes muettes. À certaines heures, les pixels des vitres se reflètent partout : sur les colonnes, les murs, les livres. Le dehors devient un motif intérieur. Le monde extérieur entre, mais en pointillé.

Et peut-être est-ce cela, au fond, que propose ce lieu : un apprentissage du seuil. Un art de vivre dans les interstices. Lire ici, ce n’est pas fuir le monde, c’est s’y tenir autrement. Pas face à lui. Pas à l’écart. Juste en équilibre.

Ni dedans, ni dehors. Mais exactement là où l’on peut devenir quelqu’un d’autre — ou simplement soi.

Blog 18/06

Carnaval en canapé vert

Ces derniers jours, à l’Atelier Média, nous avons assisté à une étrange mascarade. Une fête silencieuse, sans fanfare, sans costume — mais avec des masques de papier. Rangés en ligne sur le grand canapé vert, une troupe d’enfants s’est transformée en créatures littéraires, dissimulant leurs visages derrière d’immenses couvertures d’albums jeunesse. On n’a rien vu : ni yeux rieurs, ni dents qui bougent, ni mimiques malicieuses. Juste des pandas, des hérons, des déesses égyptiennes, des poissons sous-marins et un canard très concentré.

On aurait dit un bal masqué organisé par une bibliothèque farfelue. Un carnaval d’imaginaire. Chaque enfant avait choisi son masque : sérieux, rêveur, farouche ou complètement loufoque. Derrière L’heure bleue, un mystique en short. Derrière Bonjour les animaux, un dompteur de mots. Derrière Le secret du pont flottant, sûrement un espion miniature. Quant à celui qui tenait Tout le monde a peur, on espère qu’il allait bien.

C’était une assemblée de lecteurs invisibles, une armée de rêveurs sous couverture. Littéralement.

À l’Atelier Média, il paraît qu’on lit. Mais en réalité, on disparaît. On s’éclipse derrière des pages pleines de mondes, et on revient un peu transformé, comme si on avait croisé un dragon entre les fruits du goûter. Ces masques de papier, c’est leur manière à eux de dire : je suis ailleurs, ne me dérange pas, je suis très occupé à grandir sans bruit.

Et franchement, on les comprend.

Blog 18/06

Une danse en chambre froide

Nous ne l’avons pas vue. Nous étions de l’autre côté de la porte — celle, épaisse et réfrigérée, d’une chambre froide. Chez Koklikot. Dedans, Camille. Dedans, les fleurs. Dedans, le silence glacé d’un petit monde suspendu dans quelques mètres carrés. Et pourtant, nous savions. Nous sentions. Par les bruits infimes filtrés à travers le métal : le froissement d’un tissu, un souffle, le cliquetis discret de l’appareil photo de Dorine, la vibration feutrée de la caméra d’Alexandre. L’art, là, en train d’avoir lieu, hors de notre vue, mais pas de notre présence.

Camille dansait avec les fleurs.

Elle dansait sans témoin, sinon la lumière crue, les pétales muets, l’œil patient de la machine. Un pas, un frisson. Une ondulation entre les tiges, un murmure dans la condensation. Il ne s’agissait pas de spectacle, mais d’un dialogue. Elle répondait à l’espace, à l’humidité, au silence. À la beauté fragile de ce qui est là pour peu de temps. Elle dansait comme on veille quelque chose. Ou quelqu’un.

Et derrière cette porte close, nous retenions le bruit. Le souffle. Car même absente à nos yeux, Camille remplissait la pièce où nous étions. Comme si la danse débordait, glissait sous les joints du monde. Comme si, dans cette chambre froide, quelque chose de très vivant était en train de se dire.