A un moment, j’ai adopté la figure du résistant civil, en m’élevant contre la souffrance et les abus de la politique. Mais en même temps ça a entraîné une immense frustration chez moi. Prendre la parole au nom d’un émigrant qui s’est noyé, par exemple, ou au nom d’un enfant qui a été mutilé pendant la guerre, ça a suscité une énorme frustration chez moi, parce que j’ai vu qu’il y avait un fossé entre la parole et l’action. Qu’est-ce qui se passe entre l’oeuvre et la guerre? Qu’est-ce qui se passe entre l’oeuvre et la justice, et la faim? C’est cette frustration qui m’a amené par la suite à écrire “Belgrade” une pièce où je dis: » Non on ne peut pas prendre la parole au nom des autres”. Je veux qu’on me tire les cheveux, je veux vivre ce que vivent ces gens, je veux ressentir pour savoir de quoi il s’agit. Je ne peux pas prendre la parole au nom d’un africain sur le point de mourir d’inanition en touchant les côtes d’Espagne après avoir traversé le Détroit de Gibraltar. Donc tout à coup j’avais cette volonté d’être sociale, d’être publique. En fait cet engagement politique, social, public, je l’ai quitté parce que je me suis dit : si je veux parler de ça, je vais parler de quoi, il ne me reste plus qu’à écrire des gros titres des journaux. Pour décrire la souffrance qu’entraîne chez l’homme la politique, il ne me reste plus que les gros titres. La parole ne me suffisait plus, j’en étais arrivée à un point de frustration. Les gros titres des journaux, il n’y avait plus qu’à les diffuser tels quels !
J’ai ressenti à ce moment là, la nécessité assez brutale d’être intime, c’est à dire d’abandonner cette partie de l’être public. Je ne voulais plus être dans le monde, je voulais être dans ma chambre et me retourner vers la poésie. Revenir à l’intimité, aux sentiments.
A.Lidell, en interview