Crise d’Agone.. ou crise du mythe autogestionnaire ?
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, le samedi 17 août 2013
(Ce texte est une intervention dans une discussion que l’on trouve sur le site mille babords : http://www.millebabords.org/spip.ph… « Agone, firme capitaliste ou collectif éditorial et militant en crise ? »)
Ayant traduit deux bouquins pour Agone (un sous mon nom et l’autre sous pseudonyme vu mon désaccord avec les modifications proposées à ma traduction) et éditant moi-même une revue (Ni patrie ni frontières) et des bouquins à petit prix et gros déficit, je voudrais faire part de quelques idées sur la crise d’Agone, sans entrer dans des attaques personnelles ou le copinage avec X ou Y ( je connais un tout petit peu Thierry D. et Philippe O., mais je suis presque sûr que les « dissidents » que je ne connais pas ne sont pas de mauvaise foi, car pour moi, fondamentalement, un patron, un directeur ou un « animateur » d’une maison d’édition, a toujours tort contre les autres salariés…)
* L’autogestion est un mythe et c’est une très bonne chose s’il se dégonfle un peu avec Agone, même si c’est douloureux pour ceux qui perdront leurs illusions. L’autogestion peut-être une tactique DEFENSIVE pour des travailleurs qui perdent leur boulot (comme ce fut le cas des travailleurs portugais de quelque 400 entreprises qui tournèrent en autogestion face au départ de leurs patrons en 1974/75). En aucun cas, un projet égalitaire SUR LE LONG TERME. Les projets autogestionnaires doivent crever, soit dans la joie, parce que l’on passe à une autre aventure, soit dans la douleur parce qu’on se rend compte qu’une entreprise qui distribue des salaires reste une entreprise capitaliste, point barre. L’égalité des salaires est une fumisterie sympathique mais une fumisterie tout de même.
* L’échec d’Agone dans le monde éditorial pseudo alternatif est l’échec du mythe de l’autogestion, pas celui d’un collectif militant. En effet, pour exister dans l’édition il faut vendre des livres et dégager un profit suffisant pour faire vivre ceux qui y bossent. Si l’on dispose déjà d’une organisation politique (comme Lutte ouvrière ou Lotta comunista en France et en Italie) on peut tabler sur un nombre minimum de lecteurs, un réseau de diffusion partiellement gratuit (celui des bénévoles de l’organisation) et un capital (celui des cotisations des militants de l’organisation) qui pourra toujours renflouer les caisses de la maison d’édition si celle-ci ne rentre pas dans ses frais. Si on ne s’appuie pas sur une organisation politique solidement structurée (comme c’est le cas des deux groupes ci-dessus cités), et si l’on a affaire à des groupes peu sérieux sur le plan financier genre LCR/NPA, FA ou AL, ce n’est même pas la peine d’essayer, on boira le bouillon rapidement (cf. la faillite des Editions La Brèche, l’incapacité de la FA ou d’AL d’avoir une revue ou une maison d’édition dignes de ce nom, etc.).
* Pour acquérir un public conséquent (au minimum 3000 lecteurs réguliers) il ne reste donc plus que les réseaux de la petite-bourgeoisie salariée (intellectuelle ou pas, universitaire ou merdiatique). Ces réseaux n’accordent pas leur soutien sans contrepartie : il ne faut pas critiquer les auteurs qu’ils promeuvent (ou alors de façon très éthérée et diplomatique) ; il ne faut pas remettre en cause leur fonctionnement interne et leurs liens avec les centres du pouvoir capitaliste ou les grandes organisations bureaucratiques du « mouvement ouvrier » ; il ne faut pas remettre en cause leurs plans de carrière, etc. En clair motus sur l’idéologie de Politis, Le Monde diplomatique, ATTAC, etc. Aucune critique contre les idoles (Chomsky, Castoriadis, Bourdieu, Foucault, Negri, Todd, Rancière, Zijek, etc.) ou alors des critiques très feutrées. Aucune remise en cause sérieuse des idéologies à la mode dans ces milieux : multiculturalisme, French Theory (déconstruction), études postcoloniales, écologisme, décroissance, féminisme bourgeois, tiersmondisme, citoyennisme, etc. (Attention les modes changent donc il faut être vigilant et sacrément caméléon !) Car remettre en cause ces idées c’est remettre en cause les niches universitaires, professionnelles ou médiatiques que ces gens se sont construites ou sont en train de se construire. Les chaires à l’université, les directions de collections dans des maisons d’édition, les colloques, les articles dans la presse, ou les interventions dans les médias audiovisuels, les participations à des commissions, les rapports de spécialistes pour l’Etat ou les collectivités territoriales, etc.
* Agone a fait le choix (et cela ne date pas d’hier, c’est pourquoi je m’étonne de cette discussion) d’entretenir des relations étroites avec ce milieu qui n’est pas seulement parisien. Le fait de pratiquer la rotation des tâches ne changerait rien, bien au contraire. Ceux qui disposent d’un capital culturel/universitaire/médiatique inexistant seront toujours fascinés ou au moins « complexés » face à ceux qui disposent d’un capital culturel/universitaire voire merdiatique imposant. A tort, ils ne se considèrent pas vraiment comme les égaux des auteurs qu’ils éditent ou des journalistes qu’ils rencontrent. A la fois parce que c’est ce que l’Ecole et aussi les organisations ou associations de gauche, d’extrême gauche ou libertaires leur ont appris (la révérence et l’absence d’esprit critique face aux porteurs supposés du savoir), mais aussi et surtout parce que très peu d’intellectuels considèrent les prolétaires de l’édition, ou d’ailleurs, comme leurs égaux. De plus, si l’on veut critiquer sérieusement un auteur ou un journaliste alors que l’on souhaite que cet auteur publie dans sa maison d’édition ou que le journaliste publie un article sur un bouquin que l’on a édité, il est très difficile de ne pas être hypocrite. On est inéluctablement amené à devenir très diplomate, donc à ne pas confronter ses interlocuteurs.
* Donc me direz-vous il n’y a pas de solution ? Si, bien sûr, mais des solutions difficiles, lentes et pas rentables, donc peu susceptibles de faire vivre ceux qui animent une maison d’édition « militante ». Quelques pistes, donc, pour terminer sur une note moins pessimiste.
1) tout d’abord, un collectif éditorial digne de ce nom doit apprendre à tous ses membres à écrire. C’est cela concrètement remettre en cause la division du travail dans une maison d’édition. C’est aider tout le monde à acquérir une autonomie de pensée, un sens critique affûté, des capacités d’écriture croissantes, etc. Bien sûr chacun ne deviendra pas capable d’écrire un bouquin de 300 pages en une année, mais tout le monde peut apprendre à rédiger une quatrième de couverture, une présentation pour la presse, un petit article, etc. C’est la condition sine qua non pour sortir des complexes vis-à-vis des intellos et des universitaires, pour limiter les rivalités entre egos, etc. Cela demande beaucoup de travail à tout le monde, beaucoup de sorties ciné ou en boîte supprimées, beaucoup de vacances ou de week-ends écourtés, pas beaucoup de grasses matinées, etc. Cela suppose que les plus « formés » apprennent aux autres comment constituer une documentation valable, faire un plan. A prendre des notes sur les bouquins qu’ils lisent. A lire beaucoup de livres et d’articles. Puis à écrire de petits articles. Puis des plus gros. Puis enfin pourquoi pas des livres tous ensemble. Un tel collectif éditorial évidemment ne peut reposer que sur l’anonymat. Cela suppose que les plus dotés en capital culturel/universitaire acceptent de ne pas se servir du collectif pour promouvoir leurs intérêts personnels, leur acquisition d’un capital symbolique, d’une certaine renommée même dans des milieux dits marginaux. Ce choix n’a pas été fait par Agone, la revue, qui a toujours privilégié la participation d’universitaires, de journalistes ou de gens connus dans les milieux dits de gauche. Là aussi depuis longtemps. Cela n’a jamais été une revue militante égalitaire dans l’écriture… A ma connaissance, elle n’a jamais non plus fait ce choix pour ses livres qui ont toujours été le fait d’auteurs individuels et non d’un collectif maison, si j’ose dire.
2) il est vain de vouloir concurrencer les grandes maisons d’édition, ou les moyennes. Donc il faut se fixer des objectifs plus modestes en termes de tirage, de diffusion. Constituer des collectifs locaux qui assureront à bas prix la diffusion et non chercher à atteindre tout de suite (voire ne jamais y penser) une taille nationale ne reposant pas sur des collectifs locaux. Pratiquer des prix vraiment à la portée des prolétaires (ce qui n’a jamais été le cas d’Agone) donc accepter de ne pas vivre de son travail pour la maison d’édition, par conséquent avoir un autre boulot pour la financer. En clair, rompre avec l’illusion qu’on peut lutter pour la révolution dans une petite structure capitaliste sympa… Refuser toute diplomatie avec les réseaux de la petite-bourgeoisie altermondialiste, citoyenniste, indignée, écologiste, féministe réformiste, néostalinienne, et autres. Tout comme avec les partis et syndicats de gauche… Confronter les idéologies à la mode dans ces milieux prétendument amis, sans insultes gratuites, mais sans concessions politiques. Cela n’a jamais été le cas d’Agone…
3) faire ce qui se fait déjà. Editer des petites brochures gratuites, ou à prix libre, dont l’édition est fondée sur des combines gratuites ou pas chères. Mettre en ligne le maximum d’articles, brochures et livres. Utiliser Internet nuit certainement à la qualité des ventes et aux profits d’une maison d’édition alternative mais il faut choisir si l’on est un collectif militant : veut-on s’adresser à une élite de profs et de petits cadres, ou s’adresser à tout le monde ? Donc diffuser des livres papier mais aussi des livres gratuits sur Internet.
J’espère ne démoraliser personne mais il n’y a pas de raccourcis autogestionnaires.
Plus tôt on s’en rendra compte, mieux cela vaudra !
Y.C. Ni patrie ni frontières, 17/08/2013