Blog 22/08

Je me souviens, nous étions deux

Depuis quelques jours, dans le calme suspendu de la salle de montage, Guy et Martine travaillent à l’écoute. Une écoute patiente, presque méditative. Pas celle qui prend note, mais celle qui cherche à entendre au-delà des mots. Ils réécoutent les voix. Celles des rencontres de l’autre fois, des fragments recueillis ici à Carvin, entre une porte entrouverte, un sourire, une confidence.

Mais ce ne sont pas les mots qu’ils écoutent d’abord — ce sont les timbres. Ces nuances infimes, ces grains d’humanité qui donnent à chaque parole sa vibration propre. Le souffle d’une personne timide. Le grave d’une mère. Le léger tremblement d’un souvenir qu’on n’a jamais dit tout haut. Un rire voilé. Une respiration qu’on n’avait pas remarquée sur le moment, et qui soudain serre la gorge.

Ils coupent, ils déplacent, ils re-réécoutent. Non pas pour polir, mais pour révéler. Comme on nettoierait une pierre trouvée au bord du chemin, sans la rendre lisse, juste pour mieux en voir les veines. Martine écoute avec les yeux. Guy entend avec la mémoire. Ensemble, ils bâtissent une voix collective à partir de cette constellation de timbres singuliers. C’est une écriture sans plume, une composition faite de matières sonores.

Et puis, au milieu de tout ça, ils ont fait une pause.

Une pause offerte, simple, souriante : Le Chat Botté de la compagnie BVZK, accueilli à la Médiathèque dans le cadre des Plaines d’Été. Une salle pleine, des enfants qui rient, des adultes qui se laissent emporter. D’autres timbres. D’autres voix. Plus hautes, plus franches, plus drôles. Les sons du théâtre, les élans du jeu.

Et peut-être que c’était ça, aussi, une forme de montage. Entendre le monde dans toute sa diversité sonore. Le rugueux, le doux, le décalé, le tendre. Des voix qui racontent, d’autres qui inventent. Mais toujours, cette même vibration : celle de la vie qui cherche à se dire.

Et dans la tête de Guy, sans doute, quelques phrases sont venues.

Et dans celle de Martine, peut-être, une ponctuation nouvelle.

Car écouter les timbres, c’est déjà commencer à écrire.

Blog 20/08

The Words You Left Behind

Les mots que tu as laissés derrière toi

Cette semaine, dans une pièce nue, baignée d’une lumière qui doute, j’ai vu deux silhouettes penchées sur le passé immédiat. Guy écrivait. Martine relisait. Mais ce n’était pas un travail d’écriture, ni de relecture. C’était une sorte de tissage à voix basse, une couture fragile entre les fils du réel.

Guy, le scribe du silence, prenait les mots là où ils étaient restés : sur les lèvres des habitants, dans les creux des chansons fredonnées, dans les silences des regards filmés. Il relisait le blog, comme on relit un journal oublié sous un oreiller. Il y cherchait non pas des anecdotes, mais des lignes de force, des éclats d’humanité. Il écoutait, revoyait, recomposait. Chaque phrase était une tentative de dire ce qu’on ne dit pas.

Martine, elle, tenait les points. Elle gardait le fil. Elle se souvenait des rires, des hésitations, des mains qui tremblaient un peu lorsqu’on parlait de soi. Ensemble, ils traversaient les heures comme on traverse une forêt : avec prudence, en prenant soin de ne pas déranger ce qui dort encore.

Sur l’écran, les visages défilaient. Les chansons revenaient. Les témoignages remontaient du fond de l’enregistreur comme des bulles d’air d’un lac profond. Ils regardaient tout cela avec une attention qui n’était ni technique ni sentimentale. C’était autre chose. Une fidélité.

À certains moments, la lumière projetait sur leurs dos les petits carrés des vitres — ces pixels de verre qui séparent le dedans du dehors, le réel de sa mémoire. On aurait dit que le bâtiment lui-même voulait participer à l’écriture. Offrir sa propre voix, son propre rythme.

Ce n’était pas un montage. C’était une veille.

Ce n’était pas un texte. C’était un chœur de murmures.

Et Guy, avec ses mots posés comme des pierres claires, cherchait la ligne qui ne trahit pas.

Martine, à ses côtés, gardait le tempo — celui du cœur, discret, mais sûr.

Il y a des films qui racontent.

Et d’autres qui écoutent.

Celui-là, je crois, est les deux.

Blog 03/07

RÉCITS VIVANTS

Le 3 juillet 2025, à Culture Commune, nous nous sommes retrouvés comme on se retrouve au seuil d’un chantier intérieur, fait de mémoires et d’archives, de visages captés à la lisière de l’oubli. Laurent et Christine, venus de Culture Commune, ont prêté leur oreille attentive ; Guy, Martine, Camille et moi, portés par HVDZ, avons déposé sur la table les fragments d’une histoire qui ne cesse de vibrer. Nous avons parlé de la rétrospective comme d’un voyage, à peine balisé, où la scénographie se tisserait avec le battement du territoire, et où l’archive ne serait pas un musée figé mais un vivant sillage.

Martine a déjà patiemment sauvé de la disparition les voix et les regards, du Maroc au Brésil, numérisant tout ce qui pourrait se perdre. Ces visages, ces sons, ces images, nous les confierons bientôt aux Archives départementales, pour qu’ils respirent encore au-delà de nous. Nous avons songé à un blog, à des vidéos, à des sons, à ces traces qui s’accrochent au réel comme à une étoffe. Nous avons déroulé le fil des protocoles, jusqu’au spectacle filmé, comme on déroule une mémoire en train de s’écrire.

Nous avons rêvé d’une installation qui refuserait l’enfermement, qui ne serait pas seulement à regarder, mais à traverser, à éprouver, à habiter. Quatre écrans comme quatre fenêtres ouvertes, un parcours urbain, des voix dans l’air, et le murmure d’un territoire qui se reconnaîtrait à travers nous. Il faudrait aussi y mêler des gestes, la danse de Camille, la présence incarnée, et prévoir ces quinze jours de résidence où l’on construirait à vue, corps et matière confondus. La présentation pourrait se déposer en deux semaines, quatre jours en salles, deux jours en nef, comme un souffle rythmé. Nous avons même évoqué la centième veillée, à imaginer comme une braise finale, à partager sur place.

Nous avons songé aux lycéens, à leur capacité d’attraper la part vive du projet, de participer à la mémoire filmée, d’entrer dans le jeu de la transmission. Les archives couvriraient la longue durée, de 2003 à 2025, comme un fil tendu à travers le temps.

Et puis, il y avait l’idée de la lumière des Journées européennes du patrimoine, la Fabrique ouverte, les films en boucle, la projection à peine entrouverte sur le seuil.

Il nous faudra encore approfondir ce lien avec Culture Commune, mais aussi chercher l’écoute de la DRAC et du Département du Pas-de-Calais, et peut-être inventer un co-portage, un souffle partagé. Nous avons entrouvert la liste des villes complices, ces noms qui résonnent comme autant de promesses.

Il reste à modeler les conditions d’accueil, à penser l’impact de ce que nous portons, à imaginer la tournée comme une installation autonome, prête à respirer partout. Et dans ce rêve de présence, il nous faudra encore nommer, structurer, appeler, convaincre, pour que le projet vive.

Peut-être est-ce cela, finalement, ce que nous cherchons : que la mémoire ne meure pas, et qu’à travers elle, le territoire se raconte à lui-même — à la manière d’une voix intérieure, un peu comme la nôtre, un peu comme Pessoa l’aurait entendue, douce et entêtante.

Blog 19/06

10 secondes sous le soleil

Pendant ces trois jours, on est descendus dans la ville, juste en bas de l’Atelier Média, là où les commerces bordent les trottoirs comme autant de chapitres vivants. On fait de la retape — oui, on l’assume — pour parler du projet. Un documentaire, des fragments de vies, des instants figés. On appelle ça les Pas de commerces. On explique, on sourit, on tend des tracts imaginaires. Et parfois, la magie opère.

Arrêt sur image : la fromagerie Liz. Au cœur de Carvin. Une boutique à l’ancienne, avec du vrai, du bon, de l’odeur et de la voix. On entre, on raconte. La gérante nous écoute. Elle nous regarde. Puis elle sourit : « Oui, d’accord. Mais pas tout de suite… Faut que je change de tablier. »

Elle revient, avec sa fille. Ensemble. Prêtes. Mais doucement. À leur rythme. Elles sortent, passent le pas de la porte. D’abord un peu en retrait, timides face à l’objectif. Puis l’une s’approche. L’autre ne recule pas. Elles se font un câlin. Simple. Fort. Comme un ancrage avant de se laisser regarder.

Et le moment commence.

Dix secondes.

Ne pas bouger.

Malgré les voitures qui passent, les volets qui claquent, la ville qui vit comme elle sait le faire — un peu vite, un peu bruyante.

Malgré la chaleur qui monte, qui s’installe comme un parfum d’été à venir.

Car oui, on le sentait : l’été s’en vient, doucement, et il s’installera comme eux, là, sans prévenir, avec son poids tendre et sa lumière oblique.

Elles tiennent. Ensemble.

Hautes. Dignement. Devant leur boutique, devant leur histoire.

10 secondes.

Un passant s’arrête, plisse les yeux.

6 secondes.

Quelqu’un murmure : « Qu’est-ce qu’ils font, là ? »

4… 3… 2…

Un frisson. Un éclat.

1.

« Coupé. » dit Alexandre.

Et la vie repart. Elles sourient, rentrent, remettent les mains dans la pâte des jours. Mais quelque chose est resté. Suspendu dans l’air. Gravé dans l’instant.

C’était inattendu. C’était simple. C’était beau.

Blog 19/06

Des pas, des rires, des livres

Ce jour-là, à l’Atelier Média, le silence attendait, bien rangé entre les livres. Les rideaux de lumière dessinaient leurs carrés familiers, les fauteuils ne bougeaient pas, et tout semblait prêt pour une visite calme et appliquée. Les classes arrivaient. École La Bruyère, Grande Section de Mme Boutillier. École Aragon, CP de Mme Tomowiak. Petites mains, grands yeux, pas encore très sûrs de savoir s’ils pouvaient courir, parler, ou juste… respirer.

Alors, on leur a demandé : « Qu’est-ce que vous aimez ici ? »
« Lire. »
« Écouter des histoires. »
« Le silence. »

Mais c’était mal connaître l’équipe. Et surtout, c’était avant Camille et Alexandre.

Il n’a pas fallu longtemps. À peine quelques minutes de timidité polie, de regards en coin, d’observation prudente. Puis Camille a bougé. Un geste, un regard complice, une invitation muette. Et comme un essaim, les enfants se sont mis à bourdonner de joie autour d’elle. Ils dansaient. Ils riaient. Ils jouaient. Le silence, ce grand timide, s’est mis à sourire lui aussi.

Les enfants de Carvin, ce jour-là, ont découvert qu’à la médiathèque, on pouvait faire bien plus que lire. On pouvait créer, rêver à haute voix, courir entre les livres comme entre les arbres. Ils ont compris que ce lieu n’est pas une salle d’attente du savoir, mais un terrain de jeu pour l’imaginaire. Camille guidait leurs corps, l’équipe accueillait leurs élans, et les murs — ces grands sages de béton et de verre — semblaient eux-mêmes se pencher pour mieux entendre les rires.

C’était possible.
Jouer ici, c’était possible.
Rire fort, c’était permis.
Et créer du lien — ce fil invisible entre une histoire lue et une main tendue —, c’était plus que permis : c’était naturel.

À l’Atelier Média, ce jour-là, on n’a pas seulement accueilli des scolaires.
On a accueilli la vie.