Rue 89 – Jean-Pierre Thibaudat – 7 novembre 2013

On aime fort « Aimer si fort » de Guy Alloucherie d’après Angélica Liddell

Rue 89 – Jean-Pierre Thibaudat – 7 novembre 2013En juillet 2010, Angélica Liddell éblouissait Avignon avec son troublant et obsédant spectacle « La Maison de la force ». En lisant les articles consacrés au spectacle, le metteur en scène Guy Alloucherie a senti un besoin impérieux d’y aller voir. Il a vu « La Maison de la force » à Strasbourg. Un choc. Et, en bonus, quelque chose de l’ordre de la connivence dans la façon de faire du théâtre propre à Angélica Liddell.
Guy Alloucherie décide alors de faire une pause dans le formidable travail de veillées qu’il mène dans le nord de la France et ailleurs avec sa compagnie HVDZ pour revenir sur un plateau de théâtre et travailler à partir de « La Maison de la force ». Non la pièce elle-même dans son entièreté et son ordonnance, mais le dialogue que lui et son équipe vont instaurer avec elle au fil des répétitions. Un matériau, une parole en actes où il puise le titre du spectacle : « Aimer si fort. »

Un art du montage
En mal d’amour, ayant cessé de lire et d’écrire, le jour de son anniversaire, Angélica Liddell s’était inscrite dans un club de sport, une maison de la force. Et c’est dans l’épuisement physique qu’elle avait trouvé de quoi refaire surface et faire de sa solitude une force. Pour, au bout, renouer avec l’écriture.
Dans « La Maison de la force » on retrouve, comme toujours chez Liddell, un art du montage qui structure la composition. Ses pièces ne racontent pas une histoire mais plusieurs bouts d’histoires, qu’elle entrelace ou plutôt juxtapose sans forcément les mêler, une sorte de zapping concerté.
C’est ainsi que dans « La Maison de la force », Angélica parle en son nom autant qu’elle donne la parole à ses actrices et aux femmes violées de Ciudad Juarez au Mexique qui viennent à elle en passant par Tchekhov.
On retrouve ce travail de montage dans « Todo el cielo sobre la tierra (el syndrome de Wendy) » qui sera prochainement à l’affiche du théâtre de l’Odéon à Paris après les représentations d’Avignon.

Neuf femmes et deux hommes
Cet art de la décomposition et de la juxtaposition, ce théâtre étoilé, tout cela est familier à Guy Alloucherie et irriguait « Les Sublimes », son dernier spectacle dont on a parlé ici. On retrouve dans « Aimer si fort » plusieurs interprètes des « Sublimes » et la même ouverture : sont réunies sur scène une cordiste, une acrobate, des danseuses, des comédiennes.
Neuf femmes. Mais aussi deux hommes. La pièce de Liddell est comme un morceau de barbaque dans lequel chaque interprète mord avant de l’ingurgiter avec rage, dégoût, écoeurement et/ou folle adhésion, puis de dire, tout au long de la dégustation (ça déguste dans tous les sens du verbe) de quoi il en retourne. Les mots de Liddell, la personnalité de la femme qu’elle est deviennent alors comme un punching ball contre lequel donner des coups pour mieux se muscler et affronter la bête.
C’est ainsi, que périodiquement chaque actrice et acteur prend le micro et parle en son nom. Nadia raconte comment elle a trouvé le texte au début « beau » parce que « triste », puis « de moins en moins poétique » avec des mots comme « bite, cul, chatte » pour en arriver aux femmes violées.

« Des fois, je sens en moi une folie »
Camille découvre le texte à côté de son fils Luis. Il lit Babar, elle lit Liddell mais c’est elle qui ne tient pas en place, éprouvant « le besoin de marcher, de mettre de la musique ».
Karine lit la pièce dans le métro à côté d’un type qui parle « à sa copine comme à un merde », Dorothée en lisant pense à Camille (la chanteuse) quand elle parle de la douleur.
Marion : « Des fois, je sens en moi une folie, plein de choses que je pourrais faire, tuer des gens…Comment faire passer tout ça sur un plateau ? Où est la frontière entre la violence physique et la violence morale ? Les briques c’est brut, ce n’est pas violent, et ça ne fait pas si mal. Le sans me met plus mal à l’aise. J’aime bien les briques. ”

Des briques, du charbon, du sang
Les briques (pleines, en terre cuite flammée) et le charbon (des tas de boulets) traversent tout le spectacle. Choses familières aux paysages du nord et à la compagnie HDVZ basée à Culture commune, scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais.
Le charbon et le sang comme les robes longues blanches (empruntées à Tchékhov) traversaient le spectacle d’Angélica Liddell. Guy Alloucherie cite et s’approprie comme il le fait par ailleurs avec des instants de Pina Bausch, autre femme qui traverse l’identité à la fois forte et composite – autant celle de ses interprètes que celle du metteur en scène – de ce passionnant “ Aimer si fort ”. A la fois exercice d’admiration, geste amoureux d’appropriation et spectacle à la première personne.

L’acrobate en robe blanche
Au lendemain de la représentation dans l’hippodrome de Douai, ce sont des scènes qui me reviennent, à la fois isolées et réunies comme les photos d’un album ou les poèmes d’un recueil :
• la lente pavane des deux femmes au torse maculé de sang ;
• l’acrobate en robe blanche éructant sur son fil au bord du déséquilibre tandis qu’une autre au sol éructant tout autant lui lance des boulets de charbon ;
• les deux filles qui volent dans le vide et sont rattrapées in extrémis ;
• le concours de miss des jeunes filles violées hystériques avec la présentatrice au sourire télé ;
• le babil de la fille du cirque qui commence son déshabillage avec effroi et envie à la fois ;
• les deux hommes (Anthony Lefebvre, Richard Pauliac) en robes ensanglantées buvant des bières à une table, moment reprenant en l’inversant une scène du spectacle de Liddell ;
• les femmes en longue robe blanche balayant le charbon ;
• les filles qui glissent sur le sol blanc en écoutant Mike Brant ;
• la chanson chantée par Serge Reggiani (dans la pièce de Liddell, c’est Presley) et celle de Jacques Brel (comme dans la pièce) ;
• l’escapade à Venise ponctuée de briques recouvrant le corps aimé ;
• toutes les filles (Karine About, Mathilde Arsenault-Van Volsem, Camille Blanc, Céline Dély, Nadia Ghadanfar, Marion Hergas, Clémentine Lamouret, Dorothée Lamy, Sophia Perez) qui dansent régulièrement avec une brique en main dans un mouvement récurrent en pendulaire où la troupe (les hommes les ont rejoint) fait corps (chorégraphie Howard Richard) ;
• les deux moments où une actrice tient le rôle d’Angélica Liddell et parle en son nom et dans sa langue (montage d’interviews) avec à l’autre bout de la scène une autre qui traduit.
C’est un spectacle puzzle en forme de revue de cabaret dont le maître de cérémonie est Nadia. Présence extraordinaire de cette femme pour qui parler, marcher, se tenir debout ne va pas de soi. Elle ouvre le spectacle avec sa voix comme elle le fermera avec son corps, entre temps elle est souvent assise sur le côté entourée des deux acteurs-danseurs de l’aventure qui la soutiennent, la portent, l’honorent.
Au salut, tous sont là, le corps maculés de charbon, de sang, de brique. Des corps exténués de fatigue mais heureux. Leur maison de la force c’est le plateau.