No Jungle (2)

Nadège lutte, âme à âme avec cet insaisissable réel, qu’il faut transfigurer en le matérialisant. Elle enfante, aujourd’hui, demain, toujours. Il résulte de ces journées passées auprès des gens et à écrire, de cette habitude du labeur, la difficulté d’un travail toujours à recommencer.

Nadège multiplie les résidences à Calais et s’est lancée dans un travail au long cours qui lui demande beaucoup de présence et de disponibilité. Sa recherche mêle construction littéraire et travail de terrains. Pas un jour sans qu’elle n’arpente la Jungle seule ou accompagnée d’un membre d’une association à la rencontre de tous les migrants. Par ces temps plus que difficiles, par ces temps de confrontations, et d’autisme de la part de l’Europe et des états, comme si ceux-ci voulaient nécessairement finir dans le mur, la guerre civile. Il est complexe de savoir comment aborder la retranscription du quotidien des migrants. Tout est à fleur de peau. De quelle manière s’emparer de cela (sans le trahir), pour que ça fasse écho jusqu’à l’intérieur de nous-mêmes, qu’on se sentent touchés comme si nous mêmes nous étions dans cette situation de devoir fuir l’innommable, pour se retrouver projeter sur des murs d’incompréhension, et d’hostilité. Dans le spectacle précédent que nous avons monté, Aimer si fort, inspiré de la Maison de la Force d’Angelica Liddell, l’auteure comparait sa vie à celle des femmes de Ciudad Juarez, premières victimes, torturées, violées, assassinées dans la guerre des trafiquants à la frontière des Etats-Unis, comme si dans sa vie à elle de femme, qui a connu le franquisme en Espagne, se nichait une part infiniment douloureuse (qu’elle a retrouvée auprès des femmes de Ciuadad Juarez qu’elle a pu côtoyer au cours d’un stage au Mexique) dont il lui était à jamais impossible de se défaire, que seul le théâtre peut aider à supporter (ne dit elle pas dans la pièce que le théâtre l’a sauvée, qu’elle se serait tirée une balle dans la tête ?). Les opprimés, les exploités, les pauvres, les hommes et les femmes sur la route sont des exilés. Ceux à qui on a fait comprendre de façon plus ou moins violente ou insidieuse qu’il devait dégager, qu’ils n’ont rien à faire là. Les hommes de la route comme les exilés de l’intérieur.

Nadège arpente jour après jour Calais. Elle creuse un peu plus chaque jour. Elle s’expose, se confronte, elle est volontaire, chair à vif, au milieu de celles et ceux qui n’ont que l’espoir d’une issue favorable ou de sombrer dans la folie ou la tragédie. Nadège n’en sort pas indemne. Confrontée à sa propre impuissance, elle est une immigrée parmi les autres. Elle s’en défend du mieux qu’elle peut mais plus le temps dure plus elle se confond avec ce qui l’entoure. Tout dans son expression, dans ce qu’elle a écrit depuis toujours se joue à l’infini dans la jungle. « Tête brulée, je n’ai plus qu’à m’ouvrir le canadair. N’essayer pas de m’éteindre ou je m’incendie volontaire. Frôler des pylônes, frôler des canyons, frôler l’éphémère, réalité, réalité, punition exemplaire, si c’est pour jouer le fugitifs, je suis volontaire, émotions censurées, j’en ai plein le container… » Tous les opprimés n’en sont ils pas là, à France-Télécom, à la Redoute, à Notre Dame des Landes, les intermittents qu’on dézinguent comme des propres à rien depuis les derniers accords de l’état-patron avec les puissants, tous ceux qui auraient les moyens d’accueillir les exilés de tous bords. Nadège se rend compte au fur et à mesure des distances parcourues dans cette immense camp de bâches, de sable et de bois, balayé tous les jours par le vent fort de la mer du nord et l’odeur des gaz lacrymogènes qu’on balance sur les migrants, endormis au fond de leur tente sous des couvertures de fortune (attendant la nuit pour que s’ouvrent les flots et se dessine la route de l’Angleterre) que c’est sur nous tous (opprimés de Calais et d’ailleurs) que retombent les bombes. Seuls, (on dirait que l’histoire se répète) les nazis de Pegida de France et d’ailleurs l’ont compris et profitent de la circonstance pour insuffler leur projet de haine, de racisme, de destruction génocidaire. ( N’avons nous donc rien appris de l’histoire, des camps de concentration ?) Nadège sent au fond d’elle, que ça fuse, que ça fusionne. Notre état est le leur. Il est temps de lever le voile qui nous barre le regard. Nous sommes des migrants, nous les opprimés, notre condition est la leur. Emigrés de l’intérieur et d’ailleurs.

 

La fusion opère, atome d’uranium bombardé par des neutrons à très grande vitesse, libérant des atomes de baryum et déclenchant une énergie destructrice.

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